mardi 10 septembre 2013

EN SUIVANT LES TRACES














    EN SUIVANT LES TRACES …








                              *














« Je m’éveille le matin avec une joie secrète, je vois la lumière avec une espèce de ravissement. Tout le reste du jour, je suis content. »


                        Montesquieu




- Que vient faire ici cette citation : Rien à voir avec ce qui va suivre … Eh ! Eh ! ... À y regarder de plus près !


Je sais le désir d’aller droit devant …

Sais-tu le chemin ?
Je sais le désir et la soif
La colline blanche
La pierre qui roule
Je sais
La soif et le désir d’aller

Aller jusqu’à ce buisson
Jusqu’à cette fleur jaune
Jusqu’à cette roche
D’où vient le temps
Où se courbe la trace

Je sais le désir des abeilles
Et le désir des moutons
Du lézard ocellé
Et le désir de la pomme
Je sais le désir de l’iris et celui
De la fleur de glais

Je sais l’envie de tout voir
De tout entendre et de tout sentir
De tout connaître






Je sais le désir d’aller droit devant
De trouver l’endroit
Où l’ange m’attend

Il est un village
À peine un hameau
Quelques maisons aux toits de lauzes
Un châtaignier chargé de siècles
Un clair ruisseau y court
À peine une rigole

Je sais après quel tournant
Sur la place de l’église
Coule une fontaine
Je ne sais dans quel vallon
Un ange me fera signe
Et me tendra la main.



Mais si l’arbre a été coupé ?

Le pas est souple maintenant que la pente est moins rude
À perte de vue les collines arrondies
Caillouteuses,
Vagues figées, les unes ayant couru après les autres
Bleues
Dans le lointain les toits de la maison forestière
Le belvédère haut perché sur ses pattes grêles

Le sentier étroit s’enfonce dans la forêt de mélèzes
Troncs droits et serrés, sans autres branches qu’à la cime
Sombre
Air rare
Oppressant
Des morilles en grand nombre sur les bas-côtés mais
 À quoi bon les cueillir ?

Cela fait cinq heures que marche Iago, sans voir un homme
Ni une femme, ni un oiseau, ni un animal quel qu’il soit
Pas une habitation, pas une hutte
Le chemin n’est plus qu’une étroite saignée
Iago marche au fond d’une tranchée et le ciel, en haut, lui-même est invisible.
Le bûcheron coupe les mélèzes pour en faire des poteaux,
des poteaux télégraphiques, des poteaux électriques,
très hauts, très droits, sans nœuds.
À droite et à gauche les troncs sont tellement serrés qu’ils occultent la vue
Tranchée, vous disais-je !

De loin en loin deux lignes horizontales
sont peintes sur un tronc ou un poteau
L’une rouge, l’autre blanche
Ce sont balises de grande randonnée
Mais si l’arbre a été coupé ?
Si le poteau est tombé ?
À la patte d’oie, quel chemin ?







Un jour, j’ai dévalé jusque dans les oliviers

On peut vivre plusieurs vies à la fois. Il suffit de changer de peau. Quand j'étais interne au collège de Lorgues, dans les collines du Var, je changeais de peau chaque fois que je gagnais le "champ d'euf", comprenez le champ de football, qui était plutôt un vaste terrain vague, sur lequel, en principe, nous n'avions pas le droit d'aller sans être accompagnés. Je m'organisais et, compte tenu des facilités offertes par "mon emploi du temps", je parvenais à m'échapper de plus en plus souvent. J'avais repéré les pièges à ressort que certains de mes condisciples posaient dans l'herbe, amorcés d'une miette de pain ou d'une grosse fourmi. On piégeait beaucoup les petits oiseaux en Provence, pour les faire griller en brochettes. Le piégeur se faisait une gloire de ses prises ... Moi, je détendais les ressorts et je désamorçais les pièges.

C'était de l'autre côté du "champ d'euf" que je changeais de peau, très vite.

_" Changer de peau ...Tu vois ce que je veux dire ? ...

Le coeur qui se dilate, le sang qui pétille et court plus vite. Le corps qui devient plus léger ... Ce n'est pas seulement la peau qui change.

Petits murets en pierres sèches formant terrasses sur les pentes, cailloux tranchants, et les amandiers ... Des vignes devenues un peu sauvages, des buissons, des oliviers aux feuillages argentés ... Parfois un chêne-liège à l'écorce épaisse et gercée ... Tu cours, tu cours, tu dévales vers le bas: Facile : Ce n'est qu'un rythme à prendre. Tu ne cours pas, tu sautes, comme une chèvre. À peine le temps de toucher le sol ... Un coup de talon, tu décolles à nouveau ... On dirait qu'il t'est poussé des ailes ! Il suffit d'avoir l'oeil juste : Il faut choisir l'endroit exact où le pied va toucher le sol ... Il va le toucher si peu ! ... Personne pour regarder. Seul j'existe.

Les terrasses sont trop hautes, trop sèches, trop caillouteuses, trop étroites, personne ne les cultive plus. Seuls y demeurent les oiseaux et les sauterelles qui jaillissent du sol dans le soleil ... À peine le temps de les apercevoir dans le soleil, d'entendre leur bruissement ou leurs cris. Les cigales, elles, chantent, chantent … On ne les voit pas, mais l'air entier est un chant de cigales. Parfois, elles chantent tant qu'on ne les entend plus.

Si le rythme est bien pris, tu ne t'essouffles même pas : Le talon tape, et c'est reparti ! En fait, l'élan n'est jamais interrompu. Tu dévales la pente en oblique ... Pas à la verticale : La descente dure plus longtemps, pour le plaisir. Un caillou branle sous le pied ? _ Tu l'as déjà abandonné avant qu'il ne chute. Le bonheur, quoi !

Jusqu'en novembre et, si tu as un peu chance jusqu'en décembre même, tu peux trouver quelque chose à grappiller dans les vignes ... Tu as déjà goûté ces raisins flétris à force de mûrir, gorgés de sucre et de parfums ? Parfois tu trouveras aussi des figues et des amandes, laiteuses ou un peu durcies. Le bonheur ! ... Le bonheur, au parfum du ciste, de la lavande, du romarin et du jasmin.

Un jour, j'ai dévalé jusque dans une plantation d'oliviers. Des femmes s'occupaient à récolter les fruits, violets à force d'être mûrs, presque noirs, gras, sentant bon ! Certaines tendaient des couvertures, en les tenant par les coins. D'autres étaient montées dans les branches ; Elles jetaient les olives dans les couvertures afin qu'elles ne s'abîment pas. Je grimpai. Je cueillis les olives. Lorsque je repartis, on me donna des biscuits et un verre de vin rosé. Le bonheur !

Revenu au "champ d'euf", il me fallut quelque temps pour reprendre mes esprits : Pas facile de changer à nouveau de peau ! J'en avais la tête qui tournait _ "Calme-toi, mon coeur" _ Je me glissai dans une salle de classe ...On y parlait de quoi ?

Au collège, personne, jamais, ne me reprocha mes escapades. Est-il possible que personne ne s'en aperçût ? _ Si c'est intentionnellement qu'on a fermé les yeux, on a bien fait : Ce sont ces escapades qui m'ont permis de revêtir enfin ma propre peau, incomparable à celle des autres ... Et de m'y trouver à l'aise un jour !





Nous marchions à tout petits pas




Seigneur, Seigneur
Nous avons peiné au flanc de l'âpre mont
Seigneur
Le brouillard cachait la vallée
Le roc tout à la fois
Était luisant et sombre
Nous mettions nos pas
Dans les pas des anciens
Nous écoutions sonner les chutes
Nous avons marché dans les névés
Nous avons marché dans les feuilles mortes
Nous n'avons rencontré âme qui vive
Hormis celles des Preux
Du Saint Empire Romain d'Occident
Les vautours planaient
Sur les champs de bataille
Nous courbions l'échine
Seigneur
Nous n'avions nul abri
Aux cailloux du chemin
Seigneur
Nos pieds ont été blessés
Les pluies nous ont lavés
Mais nous n'avions ni craintes ni regrets
Nous allions vers le midi
À tout petits pas
Ne cherchant rien de précis
Espérant seulement
Aller pour le moment
jusqu'à cette borne là devant
Nous avons chu souvent
Dans la boue humide
Où bien d'autres ont roulé
Depuis plus de mille ans

Nous sommes parvenus, Seigneur
Au pied de Ta maison
Aux creux du sombre vallon
Ruisseau clair hautes murailles
Vastes toits d'ardoises noires
C'était bien ta maison ?


Le moulin tourne-t-il encore ?



La seule fois où je revins au château, à l'aube, quand je m'éveillai dans mon fossé au bord de la route, me redressant, je m'aperçus que je me trouvais au pied de la butte du moulin. Son nom m'échappe et j'enrage de ne pas pouvoir le retrouver. Il appartenait à Monsieur le Marquis. On y pressait les olives. Je ne saurais lui attribuer un âge : Il surgissait du fond des temps. Odeur des fruits écrasés par la meule verticale et qui tournait ... Parfum un peu acide. Fruits écrasés et réduits en pâte violette. Les ouvriers la tassaient dans des couffins en forme de couronnes qu'ils entassaient sur le pressoir. On entendait grincer la roue à aubes, dans le cours du ruisseau. Les axes en bois d'olivier sans âge tournaient, luisants, forts, indestructibles. L'huile vierge coulait. Mille parfums ! Nous étions sortis de la durée, sortis du temps ! Le moulin existe-t-il encore ? Le moulin tourne-t-il encore ?
Quarante-cinq ans ont passé. Les feuilles des oliviers sont toujours argentées sur une face, vertes sur l'autre. Le vent les agite. La terre est rouge toujours. Passent les années, se transmettent les noms, perdurent les vignes et les arbres. Y a-t-il des perdrix encore, aux pentes du Thoronet ? Rappellent-elles leurs pouillards ? Le faucon crécerelle décrit-il encore des cercles au-dessus des ravins et siffle-t-il encore ?
À droite, du collège, juste à le toucher, il y avait une fabrique de tomettes. L'argile rouge, malaxée,broyée, diluée, reposait dans de grands bassins. Elle y prenait consistance, se ressuyant au soleil. Qui dira la douceur de l'argile rouge quand la main se referme ? Comme il se doit, les tomettes étaient hexagonales, cuites, lisses, mates, elles étaient empilées et rangées avant l'expédition. Splendeur de l'humble tomette, fruit du travail des hommes ! Terre devenue autre chose que de la terre, et cela, depuis la nuit des temps ! Les tomettes, les couffins de paille tressée dans lesquels on pressait les olives, les
bassins, les oliviers millénaires ... hors du temps, comme les tours du château, comme les murs de la 'Grande Bastide" . Pourquoi faut-il qu'à présent, ces repères soient pour moi perdus ?
L’impression très étrange de pénétrer dans un autre monde

Comment dire ?
C’est un monde minéral
En quatre jours, j’ai vu un seul oiseau
Un rêve très étrange
L’impression de planer sur un tapis volant
Je glissais au-dessus d’un fleuve couleur d’étain vieilli
Et le ciel aussi était d’étain
On n’en voyait d’ailleurs qu’une lanière découpée
Tout en haut
Comme un couvercle faiblement halogène entre les falaises abruptes
Vertigineuses
Le navire avançant tout au fond d’une monstrueuse
                                          faille de rocaille grise
La nuit, parfois, scintillaient de froides étoiles
Arbres morts
Labyrinthes de très étroits canaux
Fronts des glaciers bleus
Bouées noires
Et l’épave d’un navire écorché
Glaçons partant à la dérive
Chutes d’eau
Pas une fumée
Pas une cabane
Pas une vie
L’impression très étrange de pénétrer dans un autre   monde              
J’avais rêvé de grands voiliers à trois ou quatre mâts
De baleines et de rorquals
D’albatros
Rien
Rien que le canal lisse
Unicolore
Muet
J’avais rêvé d’orpailleurs
De trappeurs
De guanacos en liberté
Je n’ai rencontré rien de tout cela
Mais j’ai contemplé
L’indicible et effrayante beauté





Taaroa était son nom


"Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.
La terre était comme un grand vide, l'obscurité couvrait l'océan primitif, et le souffle de Dieu agitait la surface de l'eau. Dieu dit alors : " Que la lumière paraisse" et la lumière parut. Dieu constata que la lumière était une bonne chose et il sépara la lumière de l'obscurité. Dieu nomma la lumière jour et l'obscurité nuit. Le soir vint, puis le matin ; ce fut la première journée.

Dieu dit encore : " qu'il y ait une voûte, pour séparer les eaux en deux masses !" Et cela se réalisa. Dieu fit ainsi la voûte qui sépare les eaux d'en bas de celles d'en haut. Il nomma cette voûte ciel ... "

_"  Mais qu'est-ce que vous nous racontez là ? C'est la Bible !"

_ " Exactement. Je suis content que tu l'aies reconnue. Il s'agit du récit de la Genèse, c’est-à-dire de la création du monde dans notre imaginaire chrétien. "

_" Mais, je croyais que tu devais nous dire des contes polynésiens ? "

_" Justement. Lorsque les grands navigateurs européens, Cook, Wallis, Bougainville arrivèrent dans les îles de Polynésie, ils crurent avoir en face d'eux des sauvages ... Ils disaient des Indiens. D'autant que des quantités d'histoires se mirent aussitôt à courir : " Les Indiens sacrifiaient à des dieux étranges, dansaient devant des masques sculptés, égorgeaient des victimes humaines, organisaient même des agapes barbares au cours desquelles ils cuisaient et consommaient de la chair humaine. " On l'avait vu. On l'avait entendu dire. On le savait ...

_ Qu'est-ce que tout cela peut bien avoir à faire avec la Bible et pourquoi nous parlais-tu de la Genèse ?

_ Écoute bien ce que je vais te raconter maintenant. Il ne s'agit plus d'un chapitre de la Bible ...


- " Il était.

Taaroa était son nom.

Il se tenait dans le vide : Point de terre, point de ciel, point d'homme.

Taaroa appelle aux quatre coins de l'Univers.

Rien ne répond.

Seul existant, il se change en Univers.




_ " Oui, bien sûr, il y a quelque chose qui ressemble à ce que dit la Bible, même si ce n'est pas tout à fait la même chose ... "


_ " Et tu remarqueras que, contrairement à ce que l'on a toujours dit, cette religion " de sauvages " est une religion monothéiste. Tout vient de Taaroa, qui existait avant toute chose et avant tout être. Les autres dieux ne seront que des émanations de Taaroa, en quelque sorte, ils exprimeront les attributs de Taaroa. Ceux qui ont été choqués par la foule apparente des dieux, par les exploits des héros et des géants ont-ils pensé que nous célébrons nous-mêmes les exploits de Josué, (qui arrêta le soleil), de David, (qui tua le géant Goliath avec sa fronde), de Samson, (auquel une femme enleva sa force en lui coupant les cheveux ... Mais il lui en restait suffisamment pour faire s'écrouler sa prison ! ) ... Nous n'avons pas besoin de remonter à la mythologie romaine, ni à la mythologie grecque : La Bible est remplie de merveilles et d'exploits : Qui ouvrit un passage à travers la Mer Rouge pour toute une armée ? Qui fit jaillir une source en frappant de sa canne sur un rocher ? ... Je continue :

" Taaroa est la clarté.

   Il est le germe.

   Il est la base.

   Il est l'incorruptible.

L'  Univers n'est que la coquille de Taaroa.

C'est lui qui le met en mouvement et en fait l'harmonie."



_ " Bien sûr ... Bien sûr ... C'est une interprétation un peu particulière, mais ce n'est pas plus bête que ce qu'exposent d'autres religions, que nous n'avons jamais appelé des religions de sauvages. Et tu connais beaucoup d'histoires de dieux, de demi-dieux et de géants?"

_ " Il y en a une foule. Je suis loin de les connaître toutes. Du reste, personne ne peut prétendre les connaître toutes : Les Polynésiens ne connaissaient pas l'écriture (Sauf les Pasquans peut-être, mais on ne sait pas déchiffrer les tablettes qu'ils nous ont laissées ...).
Ils se transmettaient toutes ces histoires oralement .

Des sortes de prêtres étaient chargés de les apprendre par coeur et de les réciter. Lorsque les Européens sont arrivés en Polynésie, beaucoup d'histoires sacrées s'étaient perdues. On n'a pu en sauver que quelques-unes... Mais écoute, par exemple, je vais te raconter l'histoire du déluge.

_ "L'histoire du Déluge ! Ah ! non, cette fois-ci, tu exagères : Le Déluge, c'est dans la Bible qu'on en raconte l'histoire ... Avec celle de l'arche, de Noé et de la colombe ! "

_ " Toutes les religions, ou presque, racontent qu'il y a eu un déluge qui a recouvert la terre : Il n'y a pas que la nôtre !








Pour une geisha de Nagasaki

Invente-moi la rose
La rose
Poète

Mais le népenthès ...

Aux champs de Marne
Guadalquivir
Guadalcanal
Argile et pluie
Le népenthès
Mangeur de chairs ...

Invente-moi
Poète
Invente-moi la rose


Dans les roseaux d'Annam
Les marigots
Du Maroni
Dans le Chemin des Dames
Ou bien
Au Bois d'Ailly
Poète
Pour une geisha
Invente-moi la rose
De Nagasaki.
















Chanson





« Nous irons à Valparaiso

Good by farewell

Good by farewell

Hardi les gars, vire au guindeau

Hourra pour Mexico … Oh, Oh, Oh ! » 









Alors les eaux montèrent


Mais écoute plutôt, l'histoire telle que les Polynésiens la racontent :
- « Le dieu Roua Hatou dormait au fond des mers, dans un endroit qui lui était consacré et où personne n'avait donc le droit de se rendre. Un pêcheur commit l'imprudence d'y aller pêcher. Son hameçon s'accrocha, par malchance, aux cheveux du dieu. Le dieu se réveilla. Furieux, il monta à la surface pour voir qui avait eu l'audace de troubler ainsi son sommeil. Quand il vit que le coupable était un homme, il décida aussitôt que toute l'espèce humaine périrait pour cette insulte.

Le vent souffla avec fureur. Les eaux s'élevèrent avec une rapidité effroyable. La terre trembla. Des flammes en sortirent de toutes parts. Des masses de rochers, projetées dans les airs, retombaient comme une pluie.




Dans l'horreur de pareilles scènes, les hommes coururent, les uns vers les montagnes, les autres vers les lieux sacrés et tout particulièrement vers les marae*, pour y implorer la clémence des dieux. Mais tous furent écrasés par les rochers, enveloppés par les vagues, qui les rattrapaient dans leur course ... Ou engloutis dans la terre, qui s'effondra sous leurs pieds.
Ce qui est le plus curieux, c'est que le seul homme qui fut sauvé ... Ce fut le pêcheur qui avait mis le dieu en courroux : Parbleu, il était sur sa pirogue, en plein océan! Il échappa à la catastrophe et sa famille aussi, qui se trouvait également dans la pirogue. Le dieu lui dit d'aller sur le Toa marama, qui est une montagne très haute ...  ( Mais certains disent que le Toa marama était un canot -)...

Alors, les eaux montèrent encore, couvrirent les montagnes les plus élevées, firent périr tous les êtres vivants, à l'exception de ceux qui étaient sur le Toa marama .

*(marae : Lieu saint, aménagé pour la célébration des cultes.)


Ce furent eux qui repeuplèrent la terre quand les eaux furent redescendues. "

_ " Oui, évidemment, cela ressemble bien à l'histoire du déluge et de Noé ... Encore que ... Je constate qu'ici, il s'agit d'une montée des eaux ; il ne s'agit pas de pluie. Et puis, peut-on croire qu'à bord d'une pirogue, un pêcheur ait pu emmener sa famille et ... un couple de chaque espèce animale? "

_ " Eh ! Pourquoi ne le croirait-on pas aussi bien que lorsqu'on parle de l'arche de Noé ? "

_ " Et tu pourrais nous raconter d'autres histoires comme cela ? "


"Il y en a des quantités ! J'en sais quelques-unes. J'ai déjà raconté ailleurs l'histoire de Maui, qui tira la terre du fond des eaux en la pêchant avec sa ligne et un hameçon …

Des pas, des pas, des pas

Et le vent le vent le vent
Et le temps le temps le temps ...
Sandales
Bottes de cuir
Galoches de bois
Pieds nus
Des pas des pas des pas des pas
Il faut pourtant que tu marches

Sur les os du temps
La poussière et la cendre
Les graviers de granit
Il faut pourtant que tu marches
Sur les os du temps

La dune est poussée par le vent
La vague échevelée
Se brise et s'étale
Une autre vient



Le soleil marche devant
Puis vient la lune

Minuit
Une heure
Deux et trois
N'étaient les carillons
Je haïrais les horloges
Cartels
Les pendules et les montres

Sandales
Bottes de cuir
Galoches de bois
Pieds nus
Des pas des pas des pas des pas
Il faut pourtant que tu marches ...





De manière à ce que le jour et la nuit fussent de mêmes durées

Mais il faut ajouter que Maui s'aperçut que les hommes souffraient du trop grand éloignement du soleil. Il constata qu'ils vivaient tristement, plongés dans une obscurité profonde ... Les fruits eux-mêmes ne mûrissaient plus ... Maui arrêta cet astre et régla son cours, de manière à ce que le jour et la nuit fussent de mêmes durées ... "
_ " Tu l'as dit : Josué aussi, arrêta le soleil ... Mais ce n'était pas pour la même raison : Il livrait bataille et c'est pour avoir le temps de gagner cette bataille qu'il interrompit la course du soleil vers le couchant pendant un jour entier... Les motivations de Mauï valent bien celles de Josué !"
_ " Je pourrais également te raconter une histoire de géant. On en trouve dans la Bible ... Ne serait-ce que lorsqu'il s'agit de Goliath, que vainquit David avec sa fronde ... Mais on en trouve aussi dans presque tous les récits qui font la base des multiples religions : Qu'il s'agisse de la mythologie grecque ou de l'épopée du Ramayana des Bouddhistes ...

Les Polynésiens, eux, racontent que Rouanoua ( La tête chauve ...) était un monstre si laid qu'il se cachait dans la mer tout au long du jour. Il n'en sortait, pour voir sa femme, qu'au cours des nuits obscures. Il était si grand qu'on lui coupa, sans parvenir à le tuer, plusieurs morceaux de la tête, gros comme des rochers ...


Fanoura, lui, était d'une si belle taille que sa tête touchait aux nues tandis que ses pieds touchaient au fond de la mer.


Fatauhi était si grand qu'aucune pirogue ne pouvait le contenir. Quand il voulait voyager sur la mer, il lui fallait des radeaux composés de plusieurs centaines d'arbres.

"Fanaoura et Fatauhi, allèrent ensemble à Éiva, terre aujourd'hui inconnue, pour combattre le monstre bouaa hai taata ( Le cochon qui dévorait les hommes ... ), la terreur de tous ceux qui approchaient de cette île ... Fatauhi se sauva à son approche, mais Fanaoura lui fit face, l'attaqua, le vainquit. Il s'empara de l'île après avoir tué trois des quatre chefs, des géants comme lui, qui se la partageaient ... Le quatrième ne parvint à s'échapper qu'en se précipitant dans la mer et en se changeant en serpent ..."

_ " Ah oui, alors là, nous sommes en plein dans les histoires qui racontent les exploits d'Héraclès tuant l'hydre de Lerne, ou celles qui racontent les combats contre les dragons ..."

_ " Oui, mais nous sommes aussi en plein dans les histoires qui racontent comment Saint-Georges vainquit le démon ..." Il s'agit toujours là de mythologie sacrée. Quel que soit le peuple, En quelque endroit qu'il habite, on voit bien qu'il y a pour lui nécessité de vaincre les mêmes craintes, d'expliquer les mêmes phénomènes ..."

_ " Trouve-t-on, dans les légendes polynésiennes, quelque chose qui soit l'équivalent de notre Paradis-Terrestre ?"

-" Écoute ... Et tu jugeras toi-même...

_ " Dans les vallées sacrées de Na Kauvandra, près de l'antre où habitait le dieu Ndengeï, le Kitu, pluvier, construisit un nid et y déposa deux oeufs ...

Le dieu découvrit le nid. Il admira les oeufs et eut l'idée de les couver lui-même. L'incubation donna naissance à un garçon et à une fille.

Après les avoir placés sous l'ombrage d'un gigantesque arbre que l'on dénomme vesi, il veilla à ce qu'ils fussent nourris sous sa protection spéciale, pendant cinq ans.

À cet âge, ils étaient séparés par l'énorme tronc de l'arbre, mais le garçon, regardant autour de lui avec curiosité, aperçut bientôt la fille, à laquelle il s'adressa en lui disant :

_" Le Grand Ndengeï nous a couvés pour que nous peuplions la terre ..."

-" Comme Adam et Éve ! "
_" Exactement ! ... Un jour, le dieu commanda à la terre de se couvrir d'ignames, de taros et de bananes, destinés à leur servir de nourriture. Il lui commanda ensuite de produire du feu, pour qu'ils puissent se garantir du froid et cuire leurs aliments ... Ils mangèrent d'abord les bananes crues, comme elles avaient poussé, mais le dieu leur recommanda de commencer par faire cuire les ignames et les taros avant de les manger. Ainsi le premier couple vécut, abrité par le feuillage de l'immense vesi, protégé par le grand dieu Ndengeï, se nourrissant de bananes, d'ignames et de taros, jusqu'à ce qu'ils deviennent complètement adultes. Alors ils devinrent mari et femme et leurs enfants peuplèrent la terre entière...
_ "Il y a deux choses que la légende polynésienne ne dit pas :
Le premier couple resta-t-il au "paradis" ou en fut-il chassé par la suite ?
Pourquoi les hommes sont-ils devenus mortels, puisqu'ils sont les enfants d'un dieu qui, lui, est immortel? "



_"L'homme commit l'imprudence d'aller pêcher dans un endroit consacré à la divinité ... Souviens-toi ...

_" Le vent souffla avec fureur ... Les eaux s'élevèrent avec une rapidité effroyable. La terre trembla, des flammes en sortirent de toutes parts ... Des masses de rochers, projetées dans les airs, retombaient comme une pluie ... "

_" C'est de cette façon que l'homme fut chassé du Paradis ... Mais on ne dit pas qu'il y perdit l'immortalité ... "

Quand les fils du premier homme s'occupèrent à enterrer leur père, un dieu se montra à eux et leur demanda ce qu'ils faisaient là. Ils lui répondirent :

_" Notre père est mort et nous l'enterrons. "

_ " Non pas, non pas, dit le dieu. Il ne faut pas enterrer votre père. Il n'est pas mort. Retirez son corps."

_ " Il y a quatre jours qu'il est mort. Il nous faut bien l'enterrer !"

_ " Votre père n'est pas mort. Enlevez son corps ! "


Alors le dieu se mit en colère. Il dit aux deux fils du premier homme :

_ " Écoutez la parole des dieux : La banane verte est enterrée pendant quatre jours et, quand on la sort de terre, elle est mûre et meilleure qu'avant. Il en eut été de même de votre père si vous aviez enlevé son corps de la terre comme je vous l'ordonnais et, de la sorte, il serait resté en vie, avec vous et vos enfants.

 Mais vous avez désobéi à mes commandements, les commandements des dieux. C'est pourquoi vous serez tous mortels. Que la mort soit donc avec vous tous : Mort à votre père, mort à vous, ses fils, mort à vos enfants après vous, mort à l'homme et à la femme. Tous, tous, vous mourrez . "



_" C'est toujours pareil : Dieu punit l'homme pour avoir désobéi ... Il n'y a que la nature de la désobéissance qui varie ! "









*







Au soir, la mer devient bleu de Prusse

Sous la coupole du ciel blanc
La mer est lisse aux vitraux de la rade

Voici un lourd verrou de fer
un anneau rouillé
un éclat d'une porte de bois

Dans la citerne voûtée
Pleine
Il semble n'y avoir point d'eau
Tant elle est claire

L'iguane est un reptile qui peut atteindre un mètre
cinquante
Il porte une crête dorsale d'écailles pointues
C'est le gardien du temple

Fente de mes paupières à tant de lumière
Un flamboyant en majesté dans sa gloire de haute lisse
Encens alentour issu du mancenillier ou arbre de mort

Je veux que sur ma tombe
on place des lambis
Comme aux tombes des marins là-bas
morts du choléra

Tapisseries sacrées où voguent des vaisseaux de haut bord
dans l'éclair des canons toutes voiles dehors
Mais les prisonniers sont morts au cachot
au milieu de tant de splendeurs

Au soir à contre jour, la mer devient bleu de Prusse
Au long des plages elle reste verte
Le choeur s'embrase alors









Ils leur promirent des vents favorables …


_"Maintenant, si tu veux, je vais te raconter, pour terminer, une autre histoire. Elle donne une autre origine à la mortalité de l'homme :

_ "  Une pirogue des îles Tonga, un jour, en revenant de Viti-Levu, fut entraînée par les vents jusqu'à Boulotou qui, comme chacun sait, est le séjour des dieux.
Les navigateurs qui montaient cette pirogue, ignorant où ils étaient et manquant de provisions, abordèrent dans cette île en la voyant couverte de toutes sortes de fruits.
Ils voulurent y cueillir des fruits à pain, mais, à leur grand étonnement, ils s'aperçurent qu'ils ne pouvaient pas les toucher : On aurait dit qu'ils n'étaient que des ombres, les doigts ne saisissaient rien du tout ... Les troncs des arbres, de même, n'arrêtaient pas leur marche : Ils passaient au travers comme s' ils n'avaient pas existé. Les murs des maisons, qui étaient pourtant construites comme celles des Tonga, ne leur opposaient aucune résistance ...

Les dieux leur commandèrent de partir immédiatement en leur disant qu'ils ne pouvaient leur offrir aucune nourriture qui leur convienne. Ils leur promirent des vents favorables et un prompt retour dans leur pays.

Ils reprirent donc la mer et, leur pirogue filant à une vitesse prodigieuse, ils gagnèrent en deux jours les Samoa où il leur fallait relâcher. Ils demeurèrent deux jours aux Samoa et retournèrent dans leur île.
Peu de jours après leur retour chez eux, ils moururent tous, non pas par punition d'être allés à Boulotou, mais par suite naturelle du séjour qu'ils y avaient fait : L'air qu'ils y avaient respiré était mortel pour les hommes.
L'histoire ne le dit pas de façon explicite, mais on peut penser que c'est depuis ce temps-là que les hommes sont mortels ...

_" Et c'est toujours la même chose : C'est l'homme qui désobéit, volontairement ou involontairement, comme dans l'histoire du pêcheur qui s'était aventuré dans un endroit qui était consacré au dieu ...


Et tout comme Adam et Ève ont désobéi, ont mangé le fruit défendu ... Et ont été punis en perdant le Paradis et en perdant l'immortalité. C'est vrai, que l'on retrouve partout les mêmes mythes, les mêmes héros, les mêmes histoires. Tout cela est le fruit de la condition humaine qui, en tout endroit du globe, a besoin de vaincre les mêmes frayeurs et d'expliquer les mêmes phénomènes. Au fond ... Il n'y a pas de sauvages, nulle part ... D'ailleurs, le mot même a disparu de notre langage ... Et c'est très bien ainsi !"

_" Ah ! Si on nous avait dit cela plus tôt ... Nous aurions conservé la religion de nos pères et nos anciennes coutumes, tout en servant le même Dieu que vous ... Il ne nous fallait que corriger les abus ... Maintenant, toutes les traditions sont perdues, ou presque ... "


_ Ainsi parlait le grand chef de Raïatea ... En l' année 1831 ...



Mes cent visages au fil du temps …

Pêcheur d'archipels
D'étoiles et d'îles lointaines
Pêcheur de rires d'aigue-marine
De paroles et de chants perlés
Et d'éclairs jaillissant de l'arc tendu des Antilles
Pêcheur de prunelles dans les voies lactées
Pêcheur de lumières et pêcheur d'amitiés
Au gulf Stream j'ai lancé le filet
Pêcheur de reflets et pêcheur d'illusions

Harponnés au défaut de la carapace
Deux ou trois îlots ont disparu dans les eaux troublées
Ma ligne perce l'océan
Comme un axe oblique et mouvant
Menant vers des formes incertaines

Cambré, reins à contre courant
Vibre le violon des illusions
Dans le miroir retrouvé mes cent visages
Pêcheur de vérités disparues
Pêcheur de couleurs, pêcheur d'amitiés
Mes visages surgissant
Mes cent visages au fil du temps
Et d'attente
Et d’espoir
De déception, de colère, de clinquant
Celui que tu m'as donné
Que je n'ai déjà plus
Celui que je voulais
Et tous ceux qu'il faudra bien me donner enfin
Que je ne connaîtrai pas

Pêcheur d'illusions, d'étoiles et de reflets
D'îlots, de tortues et de chants perlés
Pêcheur d'amitiés
Et de poissons jaillissant enflammés de l'arc tendu des Antilles
Pêcheur de lumières d'aigues-marines
Rocs durs
Galets roulés
Crissant
Jusqu'au consentement
Les étoiles
Dans ce flot, ce courant ...

j’ai vu deux Compagnons-Passants

J'ai vu passer un chirurgien et sa femme : Ils venaient de Grenoble, je crois et ils avaient pris le départ au Puy-en-Velay ... Ceux-là avaient prévu de s'arrêter à Larcevaux, entre Saint-Palais et Saint-Jean-Pied-de-Port : L'an prochain, ils reprendront Le Chemin là où ils l'auront laissé, mais leurs vacances sont finies pour cette année. Beaucoup, pour les mêmes raisons, "font" ainsi Le Chemin par segments, jusqu'à accomplir la totalité du parcours.

Ces deux-là, je les retrouverai peut-être quelque part au printemps prochain. Ont-ils calculé leur itinéraire en pensant que la prochaine année sera une "Année-Sainte" pour les pèlerins de Compostelle ?


Sortant du fond des âges, j'ai vu deux « Compagnons-Passants » : L'un était maréchal-ferrant, l'autre tailleur de pierre.

Cela existe donc encore, des maréchaux ? Cela existe donc encore, des tailleurs de pierre? ... Et des Compagnons-Passants, cela existe toujours ? _ Ils venaient de loin et, en marcheurs expérimentés, ils portaient des sacs à dos dont le poids était calculé ... Savoir choisir et remplir son sac ... Quelque chose à apprendre en priorité, quand on envisage de marcher si longtemps. Ces deux-là venaient du Mont-Saint-Michel... Ils avaient rejoint Vézelay ... Je les rencontrais au Pays Basque ... Le lendemain matin, ils étaient partis un peu avant moi. Je les retrouvai, (J'avais donc marché plus vite ? ) à la croix de granit dite "Croix de Gibraltar", laquelle a été récemment érigée à l'endroit où, depuis dix siècles, se rejoignent trois des Chemins de Compostelle : Celui de Tours, qui partant de Paris passe par Poitiers, Bordeaux et Dax, celui de Vézelay, qui passe par Limoges, Périgueux et Mont-de-Marsan, celui du Puy-en-Velay, qui passe Conques, Cahors, Moissac et Orthez




Seul le chemin d'Arles, passant par Montpellier, Toulouse et Pau, n'emprunte pas le col de Roncevaux ...
Celui-là traverse les Pyrénées au col du Somport et ne rejoindra les trois autres que de l'autre côté des montagnes, à Puente-la-Reina, là où commence "El Camino Francese", le "Chemin des Français". Les deux Compagnons-Passants, lorsque je les retrouvai à la croix de Gibraltar, (rien à voir avec le Gibraltar que l'on connaît... Il ne s'agit que d'une homonymie). Ils marchaient côte à côte, leur sac bien calé, la canne enrubannée des Compagnons bien en main ... Leur conversation était si soutenue, (  venant ensemble de si loin, ils avaient donc encore des choses à se dire ? ) qu'ils avaient, au carrefour, pris la mauvaise direction.

Je les ai hélés pour les remettre sur la draille qui conduit à la chapelle de Soyartz. Ils m'ont remercié et ont entamé la montée sur les plaques d'ardoises ... Au moment où ils arrivaient en haut de la colline, ils m'ont fait signe encore, puis ils ont basculé de l'autre côté ... "A Ultreïa" ! _ Je sais, pour avoir parcouru la piste jusqu'à Ostabat que le panorama, de là-haut, est superbe : Ce sont les Pyrénées que l'on découvre là ...

J’en ai construit,des villes et des châteaux !


Certes les plus beaux
Sont ceux que l'on ne verra jamais

J'en ai construit, des villes et des châteaux !
Avec des tours et des tourelles
Des donjons
Des courtines et des créneaux

J'en ai planté, des allées de chênes
Des saules et des ormeaux !
Arabesques
Et dentelles de buis

Vasques et bassins
Perles des jets d'eau

Certes les plus beaux
Sont ceux qui restent à construire !
Chapelles aux toits d'émail
Portes d'ivoire
Vitres de rubis
Volées de lazulite
Et corniches de vermeil

Le chemin est rude
L'ombre rare
Mais la musique ...

Villes, châteaux, palais de cristal ...
Sitôt la poterne passée
Tout l'édifice s'évanouit
Tourelles et tours
Chapelles et courtines
Jardins et parcs
Fontaines et bassins ...

Pffuitt ... Fumée !
Un grand éclat de rire !
Mais reste la musique
Certainement, au prochain détour du chemin ...
Derrière cette colline-là ...


C’est là que le lotus fleurit







Rouge l'eau de la mare morte

Noirs les naseaux du buffle

Mais c'est là que le lotus fleurit









On raconte que, passant par la Chine …


Pendant un temps, mon grand-père maternel habita au fond de la même cour que ma grand'mère paternelle, avec sa compagne qui, dit-on, avait été sa bonne. Il y eut des prises de becs homériques entre le rez-de-chaussée et le premier étage. ! Le grand-père accusait la grand'mère de balayer intentionnellement les poils de son loulou de Poméranie par-dessus son balcon.

Ma grand'mère était veuve depuis l'âge de vingt ans. Elle avait vécu assez peu de temps à Madagascar, où mon père était né. Elle était revenue de là-bas seule avec son bébé. Je crois que mes parents n'ont jamais admis qu'elle demeurât chez nous sa vie entière, sans travailler. Il y a toujours eu autour du personnage de mon grand-père paternel quelque chose qui tenait du mystère. Il était mort là-bas, à Majunga sans doute. Je comprenais qu'il n'avait guère réussi dans sa vie. Je savais qu'il avait été "Commis aux Écritures" dans l'Administration Coloniale, aux alentours de mille neuf cents ...

Un jour, je trouvai dans un tiroir une lettre dont l'enveloppe jaunie ne portait aucune mention de son auteur. J'y lisais : -"Pauvre Léon, lui qui aimait tellement son enfant" !

En fait, le grand homme de la famille, celui qui est à la fois l'aïeul et la référence, c'est mon arrière-grand-père paternel. Je possède une photo de lui, encadrée de bois doré, veste à boutons dorés, feuilles de chêne brodées d'or, assis sur un fauteuil, l'épée sur les genoux. Il a la tête nue, mais son bicorne n'est pas loin. Il arbore de larges rouflaquettes ... Ludovic Savatier, Médecin-en-Chef de la Marine nationale. Il porte la médaille d'Officier de la Légion d'Honneur. Il a été l'un des tout premiers européens à pénétrer au Japon, faisant partie, aux environs de la moitié du dix-neuvième siècle, d'un groupe de français installés là-bas pour y construire un arsenal. Il y resta plus de dix ans. C'est un botaniste célèbre. On raconte que, passant par la Chine, il se trouvait présent lors de la mise à sac du palais d'été. La soldatesque franco-anglaise pillait les bronzes et les porcelaines. Il sortit du palais, lui, avec une rose à la main ! L'histoire est belle, il faut la conserver; Elle est crédible puisque ses collections, son herbier, très importants, sont  toujours exposées au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. En fait, elle est fausse sans aucun doute : les dates ne lui permettaient pas de se trouver en Chine à ce moment-là. Mais elle est si belle, cette histoire !
J'ai vu des universitaires japonais en Oléron, venus tout spécialement pour avoir accès aux archives familiales et visiter la maison de Ludovic Savatier. Cette maison a été vendue …

-" La grand'mère a tout dilapidé. Elle s'est fait escroquer par son notaire."

À dire le vrai, la grand'mère n'y a jamais été pour rien. J'ai retrouvé une reconnaissance de dettes : son mari avait emprunté une forte somme, avant son mariage et son départ pour Madagascar. La pauvre femme avait tout payé, pendant des années. Silence dans la famille.

- " Elle a tout vendu. Il y avait des porcelaines précieuses, des étoffes de soie" ! ...

Et pourquoi pas des Bouddhas en or pendant qu'on y était ! Il ne reste presque rien ...

-« Il n'y eut jamais rien d'autre », disent certains , rien que le portrait d'une jeune Japonaise, jouant d'une sorte de guitare ronde à cordes multiples ... Et puis des mots, il reste des mots ... Qui ne furent pas toujours tendres !

L'histoire de la succession de Ludovic Savatier est beaucoup plus compliquée que cela, je ne l'apprendrai qu'aux alentours de mes cinquante ans et je me demande encore pourquoi on l'a faite si compliquée ...












J’ai attaché un brin de laine rouge

Je vous écris d’un siècle lointain
D’une autre planète
Mon langage sûrement n’est pas le vôtre
Ni les voix
Ni les mots
Ni les codes
Et je pense aux peuples évanouis
Dont nul ne comprend ce qu’ils ont écrit

Pourtant j’ai marché sur la piste
Et je marcherai
Sentes fangeuses
Caillouteuses
Le temps d’un soupir

Et je dirai le buisson
Le buisson des pèlerins
Épineux
Sec
J’ai noué à sa branche un brin de laine
Rouge
J’ai accompli le rite
Dont les raisons se sont perdues

Les vents se sont étouffés
Pendent mille brins
Bandelettes et rubans
Inertes


Depuis des temps très lointains
Et venus de pays inconnus
Tous les pèlerins ont ici accompli le rite
Le buisson d’épines semble un fantôme
Un épouvantail à moineaux
Mais il n’y a pas de moineaux ici
Et quand se lève le vent
C’est en vain que le buisson agite ses guenilles

Commémoration ?
Prière ?
J’ai attaché un brin de laine rouge
Que décolorera le temps longtemps

Sentes fangeuses
Caillouteuses
J’ai marché sur la piste
Et je marcherai
Le temps d’un soupir

J’ai posé ma pierre
Sur le cairn au bord du chemin
J’ai accompli le rite
Comme tout pèlerin qui passe ici
J’aurai posé une pierre sur une autre
Prière
Ou bien commémoration
Marque d’un code perdu ?


Croix sur un treillis de grillage
Deux brindilles en croix
Prières ou mémoriaux ?
Milliers de croix toutes petites
Les rites sont accomplis

Ô vous pour qui j’écris cette lettre
D’un siècle lointain
Et d’une autre planète
Le vent aura depuis longtemps arraché le buisson d’épines
Le cairn aura disparu sans aucun doute
Et les brindilles des croix

Je suis passé là
Pèlerin d’un siècle oublié













Elle était belle, Monsieur, très,très belle !



-“Ah ! Monsieur ! J’en ai encore des sueurs !”

Le conteur était assis dans sa voiture, toutes portes ouvertes, dans un coin ombragé de la place qui, partout ailleurs, était écrasée de soleil. C’est l’heure où les passants se font rares, l’heure à laquelle les chauffeurs de taxis font la sieste.

Pour parler, celui-ci prenait son temps. Il ne se faisait pas prier pourtant. Sa parole était lente, mais sa phrase était sans hésitations ni ruptures. On avait un peu l’impression qu’il lavait sa langue entre ses lèvres. Ses mains étaient serrées sur le volant, côte à côte. Ses tempes perlaient un peu.

Je vais vous raconter l’histoire qu’il m’a rapportée. Il y manquera le sel de la langue créole, et sa mélodie inimitable.

-”Ce n’est pas une histoire “d’homme de bois”, Monsieur. C’est une histoire vraie. Elle m’est arrivée, à moi, il n’y a pas trois mois. Comprenne qui pourra, mais c’est à moi que c’est arrivé !”


Je compris que le récit serait long. L’homme ferma les paupières. Il parlait sans presque bouger les lèvres.

-”C’était un soir, Monsieur, un soir de pleine lune. La montagne était blafarde mais claire. Chaque arbre, chaque détail se détachait avec une netteté surprenante. Pas un souffle d’air. Les roussettes grinçaient et couinaient dans les manguiers Il n’était pas tard encore...
-”Je venais juste de conduire un couple de touristes au casino de Beauvallon. Le téléphone sonne à la borne. Je décroche : Voix féminine, créole, jeune.

-”A minuit, au Katiolo, le dancing de l’Anse Faure. Je serai à la porte, à minuit très exactement. Il faudra me ramener chez moi, au Niole.
-”Le Katiolo à minuit, pourquoi pas ?”
Un instant, l’homme cessa son récit. Il avait ouvert les mains. À plat, il en promenait les paumes sur le bord du volant. Les paumes, elles étaient moites un peu. Il renversa la tête. Il avait les yeux mi-clos maintenant. Il poursuivit :

-” À minuit, Monsieur ...Pourquoi pas ? Les impôts sont lourds et j’ai cinq enfants !

- ”Je fais le nécessaire pour être à l’Anse Faure à l’heure voulue. La lune est haute, toute ronde. La route est nette. Les arbres défilent, palmiers et feuillus.Je traverse un hameau désert. Deux chiens qui se poursuivent. Un chat aux yeux brillants. Je ne roule pas vite, j’ai le temps ...

- ”Pointe Larue, l’aéroport est éteint. Au portail du camp militaire, une sentinelle est à son poste. On voit luire le canon de son arme.
- ”Voici le Katiolo, un peu un en retrait du bord de la route. Tandis que ma voiture prend le virage, mes phares éclairent la boutique du boucher, peinte en rouge. La mer est juste derrière, plate, toute plate.
Au dancing, la soirée bat son plein. Les lumières clignotent, rouges, vertes, bleues. La sonorisation donne très fort : C’est l’heure de la lambada.

- ” Je roule sur les graviers, lentement, vitres ouvertes. J’arrive devant la porte. Une femme en surgit au même instant. Une seconde plus tôt, on ne voyait personne.

- ”Elle était belle, Monsieur, très, très belle ! Grande, mince, jeune ... Vingt ans peut-être ? Une antilope ! Une gazelle ! D’abord, on ne voyait que ses yeux, étincelants comme des braises. Ses cheveux étaient finement tressés et tirés en arrière.
-   
- « Elle portait une robe de mousseline blanche, Monsieur, comme une robe de mariée ! Elle s’assit à l’arrière. Elle avait de longues jambes d’ébène. Je me préparai à refermer la portière
Le récit du chauffeur de taxi s’accélère. Ses yeux maintenant, sont grands ouverts, le regard perdu au loin.


- ”J’allais donc refermer la porte. Je m’aperçois que ma passagère frissonne. Elle était très jeune, Monsieur, je vous l’ai dit. La fraîcheur avait dû la saisir au sortir de la danse. Je lui couvris les épaules avec ma veste.

Nous voilà partis pour le Niole. La route est étroite
et sinueuse, mais elle voulait arriver avant la demie. J’accélérai.

La maison est un peu à l’écart, juste avant le pont. Elle est verte, avec des balustres blancs. Elle s’accroche au rocher. La façade était bien visible, mais un petit nuage, descendu des Trois Frères la cache en partie.



On eût dit que les pièces étaient éclairées de l’intérieur. Un katiti se met à crier ...


La jeune femme bondit, court dans l’allée. Ses pieds ne faisaient pas de bruit, comme s’ils n’avaient pas touché le sol.

Elle avait laissé sur le siège un billet enroulé : Le montant de la course.

Ici, le conteur se tut. Il se passa la langue sur les lèvres avant de reprendre, comme s’il était pressé d’en finir. Sa voix se fit plus flûtée, mais aussi plus monocorde ...

- ”Je m’aperçus tout de suite qu’elle avait oublié de me rendre ma veste. Mais je me dis que je la récupérerais le lendemain matin, en passant par là.

- ”Le lendemain, Monsieur ! Je reviens au Niole. Je frappe à la porte de la maison. Arrive une pauvre femme, vieillie avant l’âge, vêtue de noir”.


- ”Une jeune femme, dites-vous ?
La nuit dernière !”




- ”Croyez-en ce que vous voudrez, Monsieur, mais c’est à moi que c’est arrivé, à moi-même. Il y a moins de trois mois !
 Ce n’est pas une “histoire d’homme de bois !”

- ”Eh bien, Monsieur ... Il n’y avait pas de jeune fille dans cette maison. Il n’y en avait plus ! La fille de la maison, elle s’appelait Flora. Elle était morte depuis deux ans, jour pour jour, le soir de mon aventure. Jour pour jour ! Quand je l’ai ramenée chez elle, à minuit et demie, il y avait deux ans qu’elle était morte, jour pour jour, heure pour heure ! Comprenez-vous cela Monsieur ?

- ” Morte au soir de ses noces, deux ans plus tôt. Ah ! Monsieur !








- ”Le lendemain matin, je me suis rendu au cimetière de Bel-Air, tout là-haut. La tombe était bien là où on me l’avait dit, près d’un gros rocher...
Elle s’appelait bien Flora, Monsieur : C’est écrit sur la croix. Et sur la dalle, soigneusement pliée .... Il y avait ma veste, Monsieur, la veste que voilà !”















As-tu parfois …




As-tu parfois posé un doigt là où l’on sent
Battre la vie
La vie qui passe

La vie

As-tu entendu couler
Doucement
Couler l’eau ?










Car il y a un chien, sur l’île …

Des atolls, il y en a qui sont tout petits. Vus d’avion, on dirait qu’un ange a laissé tomber une alliance sur l’eau. L’île Maria, quand on va vers l’archipel des Gambier, est un anneau parfait. Son lagon est versicolore.

De temps à autre la goélette mouille son ancre près de chaque atoll pour embarquer la récolte de coprah. Si l’océan est trop profond pour qu’on puisse y mouiller une ancre, le bateau fait des ronds dans l’eau pendant que les chaloupes font le va et vient. Mais sur ces petits atolls, il n’y a pas de résidents permanents. On n’y vient que pour la récolte.

L’atoll dont je vais vous parler est tout petit, mais il est habité toute l’année et ceci depuis longtemps. Il y a eu deux familles, installées ici depuis des lustres et des lustres. L’une demeurait à l’extrémité sud de l’atoll, l’autre à l’extrémité nord. Je ne connais pas l’histoire de ces deux familles, toujours est-il que le temps a passé ... Il ne reste plus, au sud, qu’une vieille seule, bien vieille. Au nord, il ne reste plus qu’un vieillard, bien vieux.

Il faudrait connaître leur histoire pour savoir pourquoi ils sont fâchés : Ils ne se parlent plus, ils ne se voient plus, ils ne se rencontrent plus ... Et ce n’est pas facile sur un atoll si petit ... Il faut y mettre du sien!

Bien entendu, sur l’île, il n’y a pas d’eau, pas plus que sur toutes les îles ... Il y a une ancienne citerne en béton, que les hommes de La Légion Étrangère ont construite il y a longtemps ... Du temps où les deux familles n’hésitaient pas à se rencontrer. Cette citerne collecte les eaux de pluie, qui ruissellent sur son toit de tôles. Il manque d’ailleurs des tôles : Elles ont rouillé et puis le vent les a plus ou moins arrachées, un jour où le vent d’un cyclone a soufflé.
Le vieux, la vieille, vont jusqu’à la citerne, quand ils ne peuvent pas faire autrement. Mais alors, qu’il s’agisse du vieux, qu’il s’agisse de la vieille, on emmène le chien avec soi. Car il y a un chien sur l’île. Un grand diable de chien efflanqué. C’est le seul qui n’a pas été mangé.
 Il n’a pas été mangé parce qu’il rend des services : Quand on va jusqu’à la citerne, on emmène le chien. Il fréquente indifféremment l’un et l’autre des habitants et , semble-t-il, il n’a rien à faire de leurs vieilles querelles. Mais quand on va à la citerne ... Si “l’autre”y est déjà, le chien se met à japper. On sait alors que ce n’est pas le moment d’y aller !

Quant à sa nourriture ... Quand il ne pêche pas assez de poissons sur le récif, ( car les chiens savent pêcher!) il fait le chemin entre le nord et le sud, le chemin qui est sa trace et n’est rien d’autre que sa trace. C’est lui qui assure la seule liaison entre la vieille et le vieux !

Et cela fait des années que cela dure ! Ne me demandez pas le nom de ce petit atoll, je l’ai oublié. Je le regrette.
Les deux vieillards sont-ils toujours là ?
Et le chien ?





Ah ! La vasque aux eaux claires !


Lame d’un sabre chauffée à blanc aux braises de la forge du soleil
Rose de gypse, éclose dans les sables
De ses antennes tactiles une fourmi tâte la lèvre d’une fissure
ouverte dans le sol craquelé

Crâne d’un chameau
Couleuvre de vertèbres blanches
Monde sec
sans ombre

Je suis né dans un double cri
Soif
L’âme comme la terre cuite
est avide d’eau




Soif de vie
Soif de savoir

de sensations
Soif d’espace
De temps
Soif d’amour donné et reçu
D’absolu

Chemin pierreux
Rivière tarie
Arbres fossiles
Mais toujours l’espoir de la fontaine ou du puits
Ah ! La vasque aux eaux claires !









La nuit règne maintenant, de toutes ses ténèbres …



Trois jours se sont écoulés depuis cet heureux divertissement. Le soleil a terminé sa course, ses dernières lueurs illuminent la mer de paillettes d'or ondoyantes, la Corvette, poussée par une faible brise, file à peine trois noeuds.
Comme à l'accoutumée les hommes sont réunis sur le gaillard d'avant lorsque, brutalement, l'un d'eux est précipité par-dessus bord par l'écoute du grand foc :
- " Un homme à la mer ! "
À ce cri, on s'empresse autour des embarcations avec une telle promptitude qu'une baleinière reste suspendue par une extrémité, les deux garants s'étant engagés l'un dans l'autre. Les sept canotiers qui la montaient tombent à l'eau et sont immédiatement recueillis par un youyou déjà sur place, tandis qu' une chaloupe s'éloigne à la recherche de l'infortuné.










La nuit règne maintenant de toutes ses ténèbres. De temps à autre l'obscurité est déchirée de fusées tirées du bord afin de permettre aux canotiers de rallier. L'un après l'autre, ils reviennent.

Malheureusement les recherches ont été vaines ... Parfois cependant, un Matelot appelle, puis écoute anxieusement ... Évidemment on ne se fait pas d'illusions : Les parages que nous traversons sont hantés par de nombreux requins, mais ... Qui sait ? _ Non, rien ! On perçoit seulement le murmure de la vague le long de la carène ... Au jour, le navire reprend sa route.







On dit que les marins sont superstitieux : Il est vrai, mais c'est qu'une longue fréquentation des forces de la nature leur montre amplement que les phénomènes ne répondent pas toujours à la logique.
Nous voici en mer depuis seulement deux semaines ... Déjà un drame ! _ Faut-il voir là le présage néfaste d'un voyage difficile ? _ D'une catastrophe peut-être ? _ " A Dieu va ! " , comme on a coutume de dire : Nous sommes peu de choses sur les flots ... À tout prendre cependant, je vois en ces tristes événements une part de présages favorables : François, le jeune frère de celle que j'aime, aurait aussi bien pu être emporté par la mer ... Il se tenait juste au côté de celui qui a disparu lorsque l'écoute du grand foc a fouetté l'air au ras du pont ... Dieu nous ait toujours en sa Sainte Garde !





Et cracher les pépins …





Une tranche de pastèque


Une longue plage ensoleillée


Et cracher les pépins à la face du destin ...





                    *




Toutes fois que nous avons eu la mer grosse …


"La corvette Alcmène est partie de Rochefort le trois janvier 1843 pour se rendre en Chine. Dès le quatre elle éprouvait un coup de vent: Elle faisait beaucoup d'eau par les hublots et par les sabords. L'entrepont, le cinq, était plein d'eau, il a fallu le crever pour que l'eau se rende dans la cale. Le huit, la grand'vergue a cassé à bâbord à six pieds du centre où se trouvaient six gros noeuds et le trou du dé d'assemblage. Rentré à Rochefort le neuf, tous nos rechanges étant mouillés et quelques vivres perdus. On répare quelques hublots et nous partons le sept février pour Rio en passant à Gorée. Nous quittons Rio avec la Cléopâtre le onze avril. Du onze au treize mai en doublant le banc des Aiguilles, nous avons de très mauvais temps, la corvette fatigue beaucoup et fait de l'eau par ses hublots et ses sabords, nullement par les fonds".





"Le dix-huit août, dans un typhon que nous avons essuyé avant Macao, c'était encore la même chose. Le quatre octobre 1843, entré dans le port de Cavite pour y remplacer vingt-quatre feuilles de cuivre qui manquaient à bâbord devant. Le quatre avril 1844, parti pour le nord de la Chine où nous éprouvons du gros temps. Le six mai, en sortant de Mapu, nous avons touché légèrement sur le Blossom. Nous avons aussi échoué plusieurs fois dans les rivières de Shanghaï et de Ning-Po, mais sur des fonds de vase : Dans cette dernière rivière nous sommes restés quarante huit heures à la côte avant de pouvoir nous mettre à flot.
Le vingt-cinq octobre, dans un typhon que nous avons essuyé en nous rendant de Macao à Manille, outre l'eau que la Corvette faisait par ses hublots, une voie d'eau se déclara de l'avant, la cambuse était pleine d'eau. À Manille on s'aperçoit que les bordages de l'avant sont à un pouce de la râblure, on calfate bien cette partie.
Le treize janvier, abattu à Hong-kong, on met en place une vingtaine de feuilles de cuivre qui manquaient".




"Le quinze juillet, nous rendant de Manille à Macao, une voie d'eau se déclare de l'avant. Nous avions sept pieds d'eau dans la cale, il a fallu pomper jusqu'en rade. Le dix-huit, entré dans le port de Macao pour réparer.
Cette opération a été dirigée par Monsieur Masson, Ingénieur de la Marine. Viré en quille, changé quelques bouts de bordage piqués par les vers, un morceau de la quille, toute la fausse quille, remplacé cent quatre vingt cinq feuilles de cuivre, un morceau de serre-gouttière de la batterie, mis des romaillets aux ponts, jumelé le mât de misaine qui a craqué, changé les élonges des bas-mâts, réparé les mantelets des sabords ainsi que quelques hublots, etc.
Malgré cela, toutes les fois que nous avons eu la mer grosse, en rentrant en France, la corvette a fait de l'eau".





Comme un reproche …




Du haut de la colline
La Virgencita berce la cité entre ses bras
Les sommets de la Cordillère des Andes
lui font un manteau blanc

Pourtant ils sont venus à cheval
Arrivant de la lointaine Castille
Ils ont posé leurs cuirasses
Ils ont bâti la ville

Pedro de Valdivia caracole encore
sur la Plaza de Armas
près de la cathédrale baroque
qu’offense une tour de verre

Le fleuve Mapucho a roulé des flots de sang
que l’eau des glaces n’a pas encore lavé










Sur la Plaza de Armas
Le visage brisé d’un Indien est inscrit dans le granit

Comme un reproche
Ou bien comme un remords














La trouveras-tu, ta pierre de Rosette ?


Je vois bien que le lézard sait remplacer sa queue
Mais que me dira le lézard ?

Je dis lundi
mar
mer
Je dis vendredi
samedi
et dimanche
Et une et deux et trois
Jusqu’à vingt quatre et janvier février mars et les autres jusqu’à douze
Et tous les deux mille qui vont se succéder jusqu’à trois et ça recommence
Et chaque millième de seconde qui compte les battements de mon coeur
Mais les secondes les heures les jours les mois et les ans ne sont qu' illusions

Blocs rompus
Éboulis
Sables
Sablier indifférent
À taille fine de danseuse étoile
qui me tue


Si nous n’existions que par nos mots
Que restera-t-il de nous ?



Message aux archéologues de demain
Ah! L’archéoptérix
Il volait !



Écroulement des verticales
toutes !
Les tours et les murs retournent à la terre
Fouilles organisées dans ce qui fut nos terreurs nos désespoirs
Tu sais
La ceinture de feu du Pacifique
Elle était bouclée autour de mes reins
Silice



La trouveras-tu
Ta pierre de Rosette ?
Homme mécanique électrique électronique magnifique !






Tessons brisés
Mots cassés
Les meules même sont usées
Autre grammaire !
N’est-il pas vrai que la parole se brouille quand tombent les murs de la ville ?
N’est-il pas vrai que le puits oublie son nom lorsque personne n’en tire plus la chaîne ?
Ou bien c’est tout comme et ainsi se perd le sens



Babylone Cnossos Palmyre


“ Aqui se ha construido un pueblo
donde vivan de la cria de animals y agricultura
donde se cultiva la zahina y la cebada“


Pourrez-vous suivre du doigt le réseau des racines
ses noeuds
ses silences ?



Les mots portent charge
Ils sont caduques comme les feuilles
Et fragiles

Ô toi
Aux oreilles aux yeux aux doigts inconcevablement sensibles et précis
Aux sources de la vie et de la mort la plongée s’annonce

Je vois bien que le lézard sait remplacer sa queue quand il le faut
Mais que dirais-je au lézard ?
Musiques battues d’autres mesures
Brouillage des signes et des indices

Aux excès de l’aigu le cristal se brise
Et la queue du lézard aussi
Mais le lézard sait remplacer sa queue
Il y aura d’autres murs et d’autres tours dans les sables
L’homme un jour apprendra sans doute à remplacer ses membres mutilés
À moins que ..





Ah ! Coupez donc cette ficelle, qui le retient …




“Mon cœur est un cerf-volant . Quand vous êtes venue, il s’est envolé.”

C’est la vie !

La jeune femme qui me servait de guide était charmante. Ayant vécu à paris, elle parlait un excellent Français... Un sourire !

“Mon cœur est un cerf-volant. Ah ! Coupez donc cette ficelle qui le retient !” Bondira-t-il ?
Il va retomber ! “

La maison de Pablo Neruda, à Santiago, s’appelle “La Chascona”. J’ai appris aujourd’hui que cela signifie “l’ébouriffée” ... Matilde, l’ébouriffée.










Aujourd’hui, je suis allé à Isla Negra, qui n’est pas une île et qui n’a rien de noir, ni même de sombre. “Isla Negra”, c’est un mot, juste un mot. je dois dire tout de suite que je suis heureux de cette visite. J’aurais conservé pour le restant de mes jours le regret de ne pas être allé là-bas ! Ah ! lisez donc le Mémorial de l’Île Noire !





















Un tapis de lumières …



C’est à Dahran
Bahrein
Ou bien Abou Dhabi
Des lampadaires éclairent la nuit
C’est dans le désert
Les autoroutes filent
Rectilignes
Des torchères flambent
Des pontons
Des navires
Des feux clignotants
Blancs
Verts
Rouges
Et puis un tapis de lumières
Là où se devine la ville


Atterrissage en douceur
Dunes à droite
Dunes à gauche

-”Mesdames et Messieurs les passagers sont priés d’enfermer dans les coffres à bagages les magazines qui sont en leur possession et les bouteilles de boissons alcoolisées ...”

Ma voisine ajuste le voile qu’elle a sorti de son sac :
Elle descend ici

-” Quarante-cinq minutes d’escale”

Bancs de bois
Limonades
Pas une présence féminine
Mais la boutique hors taxes !
Torrents de rubis de saphirs de diamants d’émeraudes
Il y a même des voitures de sport et des limousines...










J’ai dit que les Tahitiens doivent naître avec un harpon à la main …




Des histoires de pêche, vous pensez si l’on en entend, en Polynésie ! Les Tahitiens naissent avec des harpons à la main ! Les Européens qui paient fort cher et ont de gros bateaux étincelants de chromes et de nickel ne font qu’essayer d’imiter les Tahitiens. Quand ils y parviennent, ils arborent un pavillon pour le faire savoir. Ils ont des pavillons différents selon qu’ils ont pêché un marlin, une daurade, un tazar ou un thon ... Et les pavillons claquent au vent quand le bateau rentre et passe devant les pontons de l’hôtel !


Les Tahitiens sont souvent plus discrets, mais ils savent les bons coins ; ils connaissent les courants, les récifs et les vents. J’ai vu revenir des bateaux de contreplaqué avec des marlins bleus de cinq cents kilos, des thons jaunes de quatre-vingt-dix et des tazars de vingt-cinq. Tous pêchent à la longue traîne avec un leurre en matière plastique, qui ressemble souvent à une petite pieuvre. Il faut parfois plusieurs heures pour sortir un gros poisson de l’eau ... Quand il ne vous arrive pas ce qui m’est arrivé, c’est-à-dire que, tout d’un coup, la prise qui se défendait et qui me semblait si lourde au bout du fil de nylon, tout d’un coup, sortait de l’eau sans que je fasse aucun effort.


Je ne tardai pas à comprendre lorsque je vis remonter sur le pont du bateau ... La tête d’un thon, et
la tête seulement : Un requin avait happé le reste !

Les Tahitiens ont des bateaux spéciaux pour chasser les poissons volants ou les daurades coryphènes. Ce sont des bateaux légers, équipés de moteurs hors-bord très puissants. On les appelle des “poti-marara”, les marara étant les poissons volants. Ces bateaux se pilotent avec un manche à balai, comme des avions. Une sorte de bac est prévu à l’avant, le pilote s’y met. Il reste debout. Il est en sécurité pour ne pas tomber à la mer.
Le “poti-marara” est léger, rapide et très manoeuvrable. Il s’agit, de nuit, de poursuivre le poisson qui fuit à la surface et de le harponner quand on le voit briller dans la lumière. C’est le pilote lui-même qui tient et qui lance le harpon, c’est pourquoi il a besoin de s’encastrer dans l’étroit logement prévu à cet effet. J’ai rarement assisté à ce genre de pêche, mais, croyez-moi, j’ai vu les prises. Elles étaient nombreuses ! Il faut être un peu acrobate pour réussir ... Je ne m’y serais pas risqué.

J’ai dit que les Tahitiens devaient naître avec un harpon à la main ... Il faut bien cela pour se tenir, dans l’eau jusqu’à la ceinture, debout sur un récif battu par les vagues, en attendant qu’une carangue passe.

La détente est alors immédiate, et il est rare que le pêcheur manque son coup !


Un jour, en bateau, je longeais le récif, du côté de la haute mer. C’est souvent là qu’on prend du poisson à la traîne. La mer était grosse. Les déferlantes roulaient sur le récif et se brisaient en éclaboussures étincelantes. Le son de leur déferlement était continu et puissant. C’était à Raïatea, devant la passe de Miri-Miri. J’aperçois derrière un rouleau, un homme qui faisait de grands signes des deux bras. Je m’approche prudemment, car le récif est proche. Les signaux continuaient, incompréhensibles. Tout à coup, là, juste devant nous ... Un bâton brisé émerge, tel un périscope de sous-marin et qui avance ... Intrigué, je saute à la mer, équipé de mon masque et de mon tuba. Alors je vois : Je vois une quantité de requins, des petits et des gros, qui font une ronde autour d’une carangue blessée, une grosse carangue, comme je n’en avais jamais vu au préalable ! Les requins préparaient l’hallali pour se ruer sur leur proie qui saignait. Dans le dos de la carangue était planté un harpon, un harpon brisé, solidement enfoncé. C’était le manche du harpon brisé que nous avions vu avancer , vertical à la surface de la mer. Le pêcheur nous le montrait.

Trop de requins ... Je les respecte infiniment ! Je sors de l’eau à la hâte et je grimpe dans mon bateau. Moteur en avant-lente ... J’approche. Je saisis le manche du harpon. Je sors la carangue, aidé par mon coéquipier ... Elle pesait cinquante-cinq kilos !

Mais là où les Tahitiens sont époustouflants, c’est quand ils vous accompagnent à la pêche sous-marine. En apnée, ils sont capables de rester sous l’eau, allongés sur le fond et ... d’attendre là que le poisson qu’ils convoitent soit à leur portée. Leurs fusils sont rudimentaires mais, pendant qu’il vous a fallu, trois ou quatre fois, remonter à la surface pour respirer, ils ont visé quatre ou cinq poissons successivement, les ont tous atteints et remontent enfin à la surface avec tous ces poissons enfilés sur leur flèche comme sur une brochette ! Vous avez, vous, senti pendant ce temps-là, quatre ou cinq fois vos poumons prêts à exploser!


Il y aurait tant à raconter, à propos des pêcheurs tahitiens !






Mais écoutez plutôt ce pêcheur européen, client de l’hôtel voisin. Il a le dos rouge comme une crevette, le ventre écarlate mais rebondi :

-“Ah ! si vous aviez été là hier ! j’en ai pêché un Grand Comme ça ! “













                                                            *













JE L’AI VU SE POSER SUR LA PLAGE …



Plage
Plage longue
Éblouie de lumière
Un piano ...
Il avait abattu ses voiles et son mât

Longue longue longue plage
Sable clair
Un ruban rouge mince
de goémons mouillés
Galbe de l’épaule
Ou du creux des reins
Et le piano ...

La mer froissait ses coupons de soie

Langue d’océan douce douce
Pas un rocher
Chevelures des vagues bouclées

Et le piano
Le piano chanta sur la plage
Le piano chanta
Les mouettes rieuses
rieuses rieuses
Les oiseaux fusaient
En gerbes
En bouquets
Claquements d’étendards

Murmures sur le sable
Chansons des flots

Ricochets
Reflets de jades opales
améthystes et saphirs

Jubilation du piano sur la plage
Plage longue longue douce
Courbe de l’épaule et du creux des reins
La mer froissait ses coupons de soie


Bécasseaux
guirlandes mouvantes
farandoles de joie

Et le piano ...
D’où venu ?

... Je l’ai vu se poser sur le sable
C’était l’aurore
Il repliait ses ailes ...






                         *








J’ai vu un écureuil …





On part pour retrouver le rythme du soleil et de la lune, pour se lever de bon matin, pour avoir un but au bout de son chemin, savoir d'où l'on vient, savoir où l'on va, contrôler soi-même, à la mesure de la tension de ses muscles, la vitesse et le rythme de son allure ...

Les intempéries ne sont pas imprévues, elles ne sont pas inopportunes : Elles font partie de l'ordre des choses ... Mais au moins il y a un ordre ... Et puis ... Cadeau : Ce matin, je me suis trouvé nez à nez avec trois chevreuils ! ... Un peu plus loin, j'ai vu un écureuil ...




Vint un cheval …

Les orages se dissipaient

Nous commencions à distinguer la ligne d’horizon
Grand cercle bleu au bout des sables

Un chameau arriva
Il se mit à genoux
Nous lui avons mis le bât
Pour le charger de sel

Vint un cheval
Il se cabra et puis hennit longuement
Sa robe était luisante
Sa bouche écumait un peu
Nous l’avons asservi

Nous lui avons mis le mors et la selle
Nous lui avons fait sentir nos éperons
Alors ont commencé les carnages
razzias
Enlèvements dans les sérails
conquêtes

Folles aventures

Notre chant s’éleva
Ce fut un chant de guerre
Nous faisions taire les complaintes
Nous avons étouffé les psaumes

Notre chant de victoire
Notre chant n’avait pas de fin
Au fil des saisons il enfla
enfla

Puis nous avons inventé la roue
Nous avons inventé la voile


Plus loin
Nous allions toujours plus loin
Négociant
Pour aller chercher les fruits
Toujours plus loin pour quérir les gemmes

Et les métaux précieux

Nous avons eu des esclaves par milliers
Venant de tous les continents
Mâles et femelles
De toutes les couleurs
Creusant le sol
Portant nos charges





Nous fîmes plus grands carnages encore
Et notre chant enfla plus fort

Perfectionnant nos techniques
Nous inventâmes le moteur

Nous allions chercher les matériaux
Que nos machines broyaient

De hautes cheminées vomissaient
Dents d’acier
Engrenages implacables

Navires monstrueux
Avions gros-porteurs

Nous avons domestiqué les énergies vives
Et les énergies fossiles
Nous avons mêlé le ciment et le fer
Nous avons élevé des tours
Nous avons lancé des ponts
Vidé des lacs et des mers

Nos guerres furent plus grandes et plus cruelles
Ce n’étaient plus des hommes
Qui tombaient par millions
Qui parlait d’hommes encore ?
Bientôt ils ne tombèrent même plus


Ils se désintégraient sous un grand coup de vent
Quelques-uns seulement laissaient leur ombre sur le roc
Quand il restait un roc


Chantez chantez
Chant de marche
chant de gloire
de victoire
Nous étions debout partout
Sur les monts
Dans les vallées
Sur les océans
Au fond des abysses
Voyageant dans les airs
Au coeur de la terre
Et dans les espaces sidéraux

Puis les brouillards revinrent
Sulfureux
Suffocants
Les fleuves cessèrent de couler
Les neiges avaient fondu

Que deviendra le chant des hommes
Tambours clairons
Cristallophones
Musiques électroniques

O Sartre !
Pablo Picasso !

S’il n’y a plus d’espoir
Que reste-t-il hormis l’ivresse
et le sexe !

Notre présent et notre avenir ...

Le chameau revenu baraque et puis blatère
Encore un moment ...
Il bave

Le cheval est mort depuis longtemps
Avec les oiseaux et les poissons



Chanson





Il était une frégate

Larguez les ris

Il était une frégate

Larguez les ris

Qui n’avait jamais vogué

Larguez les ris dans la grand’voile

Larguez les ris dans les huniers …






Les vents étaient tout à fait fantasques …



_ Près du cap de Bonne-Espérance, le Commandant, Monsieur Searight fut pris d'une crise de delirium tremens. Le second avait été obligé de le faire enfermer et de faire escale à Table-Bay. On y avait débarqué le Commandant, mais, presque immédiatement, les médecins l'avaient déclaré guéri! Le douze juillet, le Commandant était de retour à bord, les passagers embarquaient. Dans la soirée, on hissait les voiles ...








_"C'était à "Table-Bay", au cap de "Bonne-Espérance" que nous avions embarqué, Sibella, Louise et moi-même, ainsi que Charles Bore, le nouvel adjoint du Second Capitaine, le Chirurgien Deacon et un Indien, nommé Jewa.

-"Nous n'étions pas très tranquilles : Il ne nous semblait guère possible que le Capitaine Searight fût en très bonne santé !

_"Depuis notre départ du Cap, il ne nous arriva que fort peu de choses ... À l'exception du mauvais temps. Les vents étaient tout à fait fantasques : faibles mais changeants, puis soufflant tout à coup en furieuses rafales.

_"Notre Commandant avait placé tant d'espoirs dans ce si beau bateau que tout ce qui retardait notre avance l'exaspérait.
L'effet de l'alcool augmentait encore cette exaspération, tant et si bien que, dès le passage du tropique du Capricorne, il avait tout à fait perdu la raison.


_"Le quatre août il fut repris par le delirium. On fut obligé de l'enfermer dans sa cabine. Il y poussait des plaintes et des cris de désespoir. Il tenta de démolir la cloison pour s'échapper ... On le transféra sous le gaillard d'avant, dans une pièce spécialement aménagée. Il y resta sous la surveillance du docteur Deacon, celle de Monsieur Spurs, du Maître d'équipage. Tous ceux qui pouvaient se rendre utiles le surveillaient également.


_"Le Second assurait le commandement à sa place, bien évidemment. Pour contrôler ses chronomètres, il fit mettre le cap vers la terre ferme : Contrairement à toute attente, nous nous trouvions, le neuf août, près de l'île Sainte-Marie, sur la côte est de Madagascar. Nous la longeâmes jusqu'à quinze heures environ.
Nous fûmes obligés de constater que les deux chronomètres étaient faux : L'un affichait une erreur de quatre vingt dix milles, l'autre une erreur de quarante milles. Ce matin-là nous perdîmes un mât et un cacatois dans la bourrasque ...

_"Un peu plus tard, l'alizé du sud-est étant bien installé, nous avions de faibles rafales, mais les pluies, elles, étaient torrentielles. Le vent variait dans le secteur sud.

_"Nous avons filé huit à dix noeuds pendant toute la nuit, qui nous avait pris dans les parages des onze degrés trente de longitude est. Le début de la nuit fut très beau.


_"Le Capitaine Searight semblait aller mieux. Le médecin et le second lui avaient passé ses vêtements et ils l'avaient autorisé à quitter sa couchette pour s'asseoir sur une chaise, sur le pont. Ils le surveillaient de près. Il n'avait pas dormi mais, tout de même, il semblait aller mieux.


_"Le médecin crut pouvoir s'absenter un moment. Il regagna sa cabine pour rédiger un rapport, laissant le Capitaine sous la surveillance du Second, lequel veillait en faisant les cent pas ...
Profitant de l'occasion, le Capitaine se pencha vers sa couchette, qui était proche, faisant mine de vouloir s'y allonger ... Tout à coup, il se tourne vers la gauche et, avant que le Second ait pu faire quoi que ce soit, il fonce vers un sabord qui était resté ouvert malencontreusement ... Il fonce avec toute la vitesse dont est capable un dément ... L'alerte est aussitôt donnée et chacun court pour essayer de le sauver ...


_"En ce qui me concerne, je cours jusqu'à la dunette puis, revenant vers l'arrière, je cherche quelque chose à lancer par-dessus bord. Je ne trouve rien, puisque tous les espars et toutes les pièces de bois ont été solidement arrimés. Le bateau roule très fort. Alors, je jette un coup d'oeil par-dessus le bord :


_"Jamais je ne pourrai oublier ce que j'ai vu ! _ Le Capitaine était allongé sur le dos, sa tête et ses genoux sortaient de l'eau. Il montrait une vigueur surnaturelle ... Son regard sauvage de dément était terrible. Il fixait le bateau qui le dépassait.
Il semblait triomphant et ne paraissait pas du tout craindre de sombrer dans l'éternité... Le navire filait dix noeuds, toutes voiles dehors ... Immédiatement, les drisses sont larguées, le bateau pivote, les voiles battant à tous les vents. On met le canot à la mer ... Au même instant, une vague nous inonde ... Le canot est submergé, retourné ... Miraculeusement son équipage est sauf, mais le Capitaine Searight, lui, a disparu dans le chaos et la fureur des éléments.

_"On ne pouvait rien tenter de plus ... Le bateau reprit le vent.











Cingles sur la mer …

L'attente sais-tu
Sans un mât
Sans un bruit
Sans un souffle la mer
Bleu profond vert
Longs cingles blancs
Et le soupçon
D'un dos basculant
Luisant

Frétillement filant frénétique

Et
Sorti du néant
Mouvant
Gonflant
Nuage sur la mer
D'oiseaux grêlant
De dards de vif-argent
La mer crépitant
Et fuseaux d'acier bleu

Comme pierres les chutes
D'oiseaux noirs et blancs
Criant
Tisons emportés
De mort la vie jaillit
Lambeaux
Et le ciel déchiré

Ton sang
Battant
Cingles sur la mer
Sans un souffle la mer
Et le ciel dans la mer
Et l'angoisse

Diffuse
Dans la mer la lumière
Sur la mer
Dans l'eau le ciel
Glacis d'argent
Un voile au loin ligne longue

Un oiseau
Seul
Rectiligne vol d'oiseau

Mais sais-tu l'attente
Coeur serré d'orage
Un voile au loin ligne longue ...







                         *









Quant au navire,
il est irrémédiablement perdu …



_" Il y a une demi-heure que je dors ... Un effroyable choc, soudain, fait bondir tous les dormeurs de ce malheureux bateau ... Le Saint-Abbs vient de heurter un récif de corail ! ... Il barbotte au milieu des écueils pleins d'écume ... Le veilleur avait bien, une minute plus tôt, aperçu de l'écume qui moussait à l'avant ... Mais il était bien trop tard pour éviter la catastrophe !

_" Je cours vers l'arrière. Là-bas, la scène est consternante, même pour les coeurs les plus fermes ... Des hommes courent sans raison, çà et là. Des espars se brisent à hauteur de nos oreilles. Des lames colossales emportent tout sur leur passage ... C'est une confusion invraisemblable ! La nuit est d'un noir profond, qu'assombrit encore une pluie diluvienne ... Autour du bateau, on ne voit plus rien ...
Que l'écume blanche des rouleaux qui déferlent, se fracassent autour de nous avec d'impitoyables rugissements. Le navire roule terriblement. Nous nous cramponnons aux cordages pour ne pas être balayés par-dessus bord.

_" Petit à petit, le bateau vire sur le récif. Sa proue se dirige face aux vagues. Tout à coup, au moment où la coque est encore en travers, le grand mât, le mât de misaine, le mât d'artimon, toute la mâture se brise et s'abat d'un seul coup, avec un grand bruit. Le pont étant dénudé, le bateau présentant enfin son étrave à la vague, les mouvements deviennent alors moins éprouvants.

_"Il est minuit maintenant. Depuis deux heures, tous les passagers sont à l'arrière ... en pyjama ! Le navire est giflé par les vagues ... Chacune nous submerge, chacune brise quelque chose en passant. Trempés, gelés, nous nous risquons à quitter l'arrière et nous nous réfugions dans le salon. La nuit se passe en discussions, en supputations quant à notre probable position géographique ... Il semble bien qu'à ce moment-là, le capitaine et ses officiers l'ignorent complètement ...
En fait, ce n'est que beaucoup plus tard, que nous saurons sur quel récif nous avons fait naufrage ...
Quant au navire, il est irrémédiablement perdu. Il a talonné durement. Ses ponts sont défoncés. Les cabines sont inondées et la quantité d'eau qu'il y a dans les cales montre qu'à l'évidence le fond du navire est éventré. La terre est donc notre seul espoir. Le matin l'éclaire et nous la révèle proche. Certains désespèrent, d'autres, plus optimistes, conservent l'espoir...

_"La conduite de l'équipage est parfaite : Tout le monde reste discipliné ... Mais la nature impose ses lois : Je m'endors, rêvant sans doute d'un sort meilleur. Je dors jusqu'au matin.

_" Terre ! " crie quelqu'un ... Juste au moment où nous nous réveillons ... Ce cri est accueilli comme une véritable bénédiction : L'espoir revient avec le petit matin!

_" Là ... Nous en sommes sûrs ... Presque sous le vent ... On distingue, sans erreur possible ... L'ombre d'une petite île basse.

Dans la lumière encore pâle, elle semble couverte de roseaux ou de bambous que surmonteraient leurs fleurs, comme de grands panaches...

Lorsque le soleil disperse les brumes matinales, on apporte les longues-vues ... Il apparaît clairement qu'il ne s'agit ni de roseaux ni de bambous, mais que d'innombrables vols d'oiseaux de mer planent au-dessus de l'île, au ras du sol ... La lumière devient plus vive. Elle nous découvre une seconde île, plus grande et plus haute, sous le vent ... Elle est un peu plus éloignée ...

_" Nous avons fait naufrage entre ces deux îles, sur le récif qui court sans doute de l'une à l'autre. Nous saurons plus tard que la plus petite est l'île Bird. La plus grande est l'île Juan de Nova. Nous nous trouvons dans le groupe des îles Farquhar, situé à deux cents milles au nord-est de Madagascar. Les rouleaux se fracassent sur le récif et le submergent complètement à marée haute. De toute évidence, aucun bateau ne saurait demeurer intact au milieu de semblables déferlantes.


Les vagues énormes, soulevées par les vents du sud-est et poussées jusque-là en une course ininterrompue à travers l'Océan Indien, sur plus d'un millier de milles, s'écrasent sur les écueils qui brisent leur course triomphante. Celui qui n'a pas assisté à pareil spectacle peut difficilement imaginer leur déchaînement.








                         *










Et ce parfum de cannelle …

C'est une histoire d'amour
Acerbe créole
Nous ne pouvions que nous éprendre
Nous prendre et nous déprendre
Créole excessive
Rétive
Possessive
Terres griffées
Acérées
Toison râpeuse
Au vent des alizés
Onduleuse
Rocs bousculés
Ébènes veloutées
Luisantes
Chatoyantes
Fûts des gommiers
Érigés
Difficiles amours
Passionnées

Les champs incendiés
Soirs de mai
Amours brûlantes
Terres brûlées
Sentant le soufre
Le sucre vanillé

Flamboyants
Bougainvillées
Exacerbés
Et ce parfum de cannelle

Tambours
Tambours sourds
Des amours déchirées

Buissons crêpus
Cheveux tressés
Amante désirée
Ardente
Saccagée aux ouragans
Étreintes convulsées
Récifs brisés
Et les plages incandescentes
De cendres
Ou de métal coulé
Azurs versicolores
Révulsés

Amours déchirantes
Condamnées.






                         *








Je peux t’affirmer que le brandy, le vinaigre et l’huile n’étanchent pas la soif …



_"Après avoir débarqué, nous avons tout notre temps pour explorer notre environnement. C'est un tout petit îlot, très bas, rond et sablonneux. Il émerge de très peu au-dessus de la mer ... Il est évident que nous n'avons aucune chance d'y trouver une source ... Au sud-ouest, il y a quelques buissons rabougris. Ils ne suffisent pas à nous protéger du soleil, mais c'est auprès d'eux que nous établissons notre camp.

_"  Nous ignorons notre position exacte. Nous savons pourtant que nous nous trouvons dans la zone des alizés ... Par conséquent, nous avons très peu de chances d'avoir de la pluie.

La mousson du sud-ouest, plus au nord, souffle sur les côtes de l'Inde, chargée de lourdes pluies ... Par contre, nous n'avons aucune préoccupation en ce qui concerne la nourriture : Nous n'avons qu'à nous baisser pour ramasser les oiseaux et leurs oeufs !

_" Ces oiseaux appartiennent tous à la même espèce ... Ce sont des sternes je pense, car les fous sont plus gros. D'ailleurs, nous trouverons aussi des fous, plus tard ... Ils perchent sur les arbustes les plus gros de Juan-de-Nova. Nous en mangerons également.

_" Le manque d'eau ... C'est là que se trouve le danger le plus pressant ... Il est à l'origine de nos plus grandes souffrances. La cargaison du Saint Abbs était constituée en grande partie de spiritueux, de bière et d'huile. Il y avait aussi des coupons de tissu. C'est grâce à tout cela que nous pouvons survivre. Depuis que la coque du bateau a commencé à se disloquer, les caisses de provisions s'échouent les unes après les autres sur le récif de corail et beaucoup s'y brisent. Leur contenu, boîtes et bouteilles, peut alors être récupéré dans les creux des rochers ...
Dès que nous nous en rendons compte, nous commençons à chercher sur le récif, à marée basse et à transporter sur l'île tout ce qui est mangeable ou buvable... Nous collectons ainsi une petite quantité de vinaigre, d'huile, de confitures, d'olives et même quelques précieuses bouteilles de Champagne ! Avec les pots et les bocaux de confiture, nous constituerons notre batterie de cuisine, dès que nous aurons réussi à faire du feu. Au début, et pour longtemps encore, nous n'avons ni feu ni eau. Nous sommes obligés de dévorer tout crus les oiseaux et leurs oeufs. C'est très peu appétissant car les oiseaux ont un goût de poisson et de rance ...

_"  Nos journées sont très monotones. Au petit matin nous partons ramasser quelques oiseaux et des oeufs. Nous les mangeons crus, arrosés d'un liquide quelconque, choisi parmi ceux dont nous disposons. La distribution se fait en parts égales. Parfois il s'agit de brandy, parfois de vinaigre, d'huile encore ... Un peu de champagne les jours de chance ... Les fourrageurs vont jusqu'au récif et ramassent ce qu'ils trouvent.


Pour ma part, il m'est impossible de participer à ces expéditions car la plante de mes pieds est déchiquetée par les blessures et chaque pas m'est une torture ... Je suis donc délégué à l'approvisionnement ... J'erre aux alentours, je ramasse des oeufs en choisissant ceux qui, bien que n'étant pas fraîchement pondus, sont encore bons à consommer. Je m'occupe en faisant des fagots de bois sec, dans l'espoir que nous pourrons faire du feu un jour ... Au retour de mes camarades, nous mangeons les oeufs et puis nous faisons une autre distribution de liquide ... Nous buvons dans une noix de coco ramassée quelque part.


_"  Je peux t'affirmer que le brandy, le vinaigre et l'huile n'étanchent pas la soif, bien qu'ils mouillent les lèvres ... Ils l'aggravent plutôt ! ... Nos souffrances augmentent donc sans cesse ... Il nous faut de l'eau !

_"  Quelques jours plus tard, notre sort s'améliore un peu : Nous réussissons à faire du feu ! Nous utilisons pour cela une lentille de longue-vue trouvée au fond d'une poche et dont nous nous servons comme d'une loupe.

À partir de ce moment, nous ne laisserons jamais notre feu s'éteindre et nous l'utiliserons pour cuire nos aliments.

_"  Nous ramenons du récif quelques grands morceaux de tissu, puis deux énormes espars ...

 Nous cousons les morceaux de tissu entre eux : Ils servent à nous abriter pour la nuit. Les espars nous serviront à fuir Bird, échappant ainsi à une mort de soif certaine ... Avec mon sac de clous, j'ai également ramené quelques outils de charpentier. Il est donc possible maintenant de construire un radeau rudimentaire. Le résultat de notre travail n'est ni merveilleux ni très fiable, mais nous allons utiliser ce radeau pour traverser jusqu'à Juan de Nova avec quelques provisions ...

_"  Nous sommes six, sur l'île Bird. nous formons un groupe un tant soit peu hétéroclite : Il y a d'abord le Capitaine, un homme d'aspect assez peu engageant ... C'est le moins que l'on puisse dire ... Il est vêtu de culottes courtes qui lui arrivent aux genoux et d'une chemise. Il s'est noué un mouchoir sur la tête.
Ce personnage rustaud ressemble à un véritable pirate! Il a environ quarante ans et personne ne serait surpris d'apprendre qu'il a été, dans le passé, débarqué pour mauvaise conduite ... Il y a ensuite Massy, le charpentier du bord, qui s'est sauvé à la nage, comme moi. Il est Écossais. C'est un homme calme, réservé, mais il est dépressif et geignard ... Ce qui est excusable d'ailleurs car il a laissé au pays une femme et des enfants. Le petit Français de Jersey, Bouche, est le meilleur de nous tous : toujours gai et toujours plein de ressources ... Il concocte des potages avec des herbes qu'il récolte: Il aurait donné du goût à un fou, même si cela avait été possible ! Le Hollandais, Harry, est d'un naturel très violent. Il raconte des histoires extraordinaires à propos de son histoire personnelle ... À l'en croire, il a été pirate, marchand d'esclaves ... Mais je ne retiens de ses histoires que ce que je crois devoir en retenir ... Il y a sans doute dans tout cela plus d'imagination que de réalité. Lui aussi est venu à la nage ... Le matelot Edge est un homme honnête. C'est un Cokney de bonne nature. Son vrai nom est Pearce.
_"Un soir, on entend hurler :
 Une voile ! "


Un volcan qui fume, au sud de Java     

Cent quarante-deux tonnes
Trois cents passagers
Cinq chaînes musicales dans les accoudoirs
Des écouteurs en location

Champagne

Mais où est donc l'Himalaya ?
Après Calcutta les bouches du Gange
Nervures de feuille de platane
Deux mille mètres en dessous
Chuintement des réacteurs
Doux
Loin derrière

Quelle heure est-il ?

Un volcan qui fume au sud de Java
Chaînes d’îles et d'îlots
Puis le désert d'Australie
Couleur de rouille
New York la nuit
Les hight ways
Sont des arbres de Noël

Vous prendrez du saumon ?

Au Groenland
Ou sur la baie d'Hudson
On rêve d'ours blancs
De traîneaux
Et de Jules Verne
Température extérieure vingt-trois degrés sous zéro
Neuf cents kilomètres à l'heure
Route orthodromique

Quand tu vois les rochers des Shetlands
Paris n'est plus qu'à une heure
Mesdames et messieurs
Ladies and gentlemen
Le commandant de bord et son équipage espèrent
Que vous avez fait un bon voyage
Nous vous recommandons de ne pas détacher vos ceintures
Avant l'arrêt complet des moteurs ...





Chanson …






-  «  Si le ciel est bleu,
-                             mon garçon
-      Si les fleurs parfument le vent

          Siffle un air joyeux,
                                  mon garçon

           Prends ton sac
                                  et va t’en »  






Je chantais, sur les sentiers de Galice …

Alors on prend Le Chemin ... On le prend même à deux parfois ... Souvent ? ... On marche à deux sur les sentiers, on s'arrête aux mêmes gîtes ... On marche rarement du même pas et l'un marche devant l'autre, par nécessité, par habitude, par convention ... Tout simplement, on marche à quelques centaines de mètres l'un derrière l'autre parce qu'on n'a pas en tête, au même moment, les mêmes chansons, les mêmes images, les mêmes pensées, les mêmes prières ...

Je chantais, sur le chemin d'Ostabat, ou bien sur l'ancienne voie ferrée qui conduit de Saint-Palais à Arbouet ... Je chantais un refrain parfaitement stupide qui revenait en moi du fond de mon enfance ... L'aurais-tu écouté sans te moquer ? ... Et toi, si tu avais eu envie de réciter les psaumes ou les litanies, en aurais-je fait miens les rythmes et les intonations ? ...

Souvent, c'est à l'étape que l'on se rejoint, au moment où l'on pose le sac et où l'on s'étire ... Mais l'on ne s'est pas perdu de vue ...
 On savait que l'autre était là ... On savait que l'on se retrouverait ... N'est-ce pas ainsi que l'on s'achemine?

Mais que dire de celui qui marche seul ? ... Sans doute avait-il quelque chose à retrouver, ou encore quelque chose à fuir ... Il marche, celui qui veut, tout simplement, redonner à son corps l'importance qu'il avait perdue au fil des jours, de chaise en fauteuil, de banquette en banc, strapontin, tabouret ... Il marche, celui qui veut sentir ses poumons se gonfler, s'emplir d'air vif, d'odeurs d'herbes, de fleurs, de ruisseaux, de troupeaux ... Il marche, celui qui veut entendre siffler le gypaëte barbu, celui qui veut entendre tomber la noisette, celui qui veut entendre sonner les clarines, aboyer les chiens, résonner le bronze du haut des clochers, chantonner la Joyeuse entre ses deux rives ... Ah ! La Joyeuse ! ... Est il un plus beau nom pour une rivière ? ... Mais la Bidouze m'enchante aussi ... La Bidouze au gué de Kinkil ! ... Je suis tout prêt à m'émerveiller encore de l'autre côté des Pyrénées ... Et pas seulement aux noms de Roncevaux ou de Pampelune ... "Pampelune, à sept kilomètres derrière la lune !" ...

Le dos est douloureux peut-être, les pieds font mal, les muscles sont raides aux mollets ou dans les cuisses ... Le corps fonctionne et, ma foi, il fonctionne bien ... Raideurs, certes, douleurs ... Mais mon corps fonctionne: C'est la meilleure nouvelle depuis longtemps... Je n'entends plus parler des catastrophes que diffusent quelque part, sans arrêt, bien entendu, les postes de télévision, les postes de radio, les téléphones sans fil ou avec fil ... Je n'ai pas rencontré de téléphones portables sur Le Chemin ... Pas encore.

_ " Prends-en un, me dit-on souvent ... C'est une sécurité ... Imagine ... Marchant seul quelque part ... Tu te fais une entorse, tu fais une chute, tu tombes malade ..."
-Je résiste encore ... Avec un téléphone portable, aurai-je toujours l'indépendance nécessaire pour chanter à pleine voix "Les Filles de La Rochelle" lorsque j'en ai envie, ou bien pour réciter "La Ballade des Pendus" ? ... J'ai récité la "Ballade des Pendus" sur la route d'Orsanco ... Je veux pouvoir me la réciter encore sur les sentiers de Galice ...



Il eut fallu savoir lire
dans cet alphabet oublié …



L’angoisse ne s’était pas encore infiltrée

Dans les artères de la ville

Nous n’avions pas encore appris la peur

Le volcan avait prévenu pourtant

Il eut fallu savoir lire

Savoir lire dans cet alphabet oublié

Savoir lire les racines de feu gonflées

Les plumetis de cendres

La déroute des serpents

Savoir lire aux veines des ruisseaux

Les accélérations

Les changements de couleurs



On ne nous avait pas appris la méfiance

Maman Rosa partit chercher son pain

Comme chaque matin

Coiffée de son madras

Son panier à la main





Quelques-uns étaient montés voir

Ce qui se passait là-haut

L’Etang-Sec était plein d’eau rouge

En son milieu un cône noir

Crachait des fumées

Paisiblement




Mon Dieu mon Dieu

Que l’océan sait être bleu

Les voiliers en attente

Dodelinaient


Il eut fallu

Savoir lire les battements d’ailes du coq

Qui ne savait plus quoi chanter


C’était à huit heures du matin

Huit heures et deux minutes très exactement

À la cathédrale de la ville

Le bronze a fondu

Les carillons se sont tus

Nul ne saura jamais leur plainte

Ni leur cri


Là où ton pied se pose prends garde

Tu marches sur la cendre des os brûlés

Murs noircis

Sans toits

Sans poutres et sans chevrons

C’était à huit heures du matin

Huit heures et deux minutes très exactement

Les amours se sont étranglées

Dans un monstrueux orage

C’était à huit heures et deux minutes très
exactement

Et le verre a fondu

La ville a flambé

La rivière a bouillonné

C’était à huit heures et deux minutes très

exactement

Le huit mai mille neuf cent deux

Et la terre tremblait




La rue Monte-au-Ciel s’est fendue

La nuée a dévalé

Les barriques ont éclaté

Dans les rhumeries et sur les quais

Noirs cumulus roulant se déroulant

Explosions de colères rouges et jaunes




Plages noires

L’océan seul vivant encore

Recouvre des carcasses de navires

morts



C’était à huit heures du matin

Huit heures et deux minutes très exactement

Un dimanche du mois de mai

Un jour de premières communions

Encens

Brassards et mousselines blanches




C’était à huit heures du matin

Huit heures et deux minutes très exactement

Le huit mai mille neuf cent deux

A huit heures et deux minutes très exactement

Et les mots à jamais se sont tus





- «  Sur votre gauche, vous pouvez apercevoir les glaces du Labrador …


_" Le Commandant Dulac et son équipage sont heureux de vous accueillir à bord de ce vol qui nous permettra d'atteindre Santiago du Chili en 10 heures. Nous vous prions de ne pas fumer pendant le décollage et d'attacher vos ceintures."

Presque banal, maintenant, le voyage sur un avion de ligne. On part pour Bangkok, pour San Francisco, Pékin ou Abidjan, Zanzibar ou Tokyo. Julien Viaud, dit Pierre Loti ne fait plus rêver, avec ses amours de Constantinople, ses histoires de geishas, ses expéditions vers les temples d'Angkor. On voyage en Boeing 747, avec son mari, ses enfants, son maillot de bain dans le sac de sport que l'on a rangé dans un casier ad hoc, à porte basculante, dominant les sièges et les hublots. L'air que l'on respire est filtré, pressurisé, aseptisé. Les moquettes du couloir et les moulures en plastique beige velouté qui ornent les parois sont apaisantes et douces. L'hôtesse a la voix flûtée en toute occasion. Les moteurs chuintent avec régularité, un peu comme si l'on se trouvait assis dans le T.G.V. On finit par ne plus les entendre. On boit : On boit de la bière, du vin, du whisky, sur des glaçons. On lit, ou plutôt on parcourt les pages des revues, garnies de photographies. On dort, ou bien, les écrans déroulés, on regarde les images d'un film au scénario plus ou moins sirupeux. Des buses réglables vous projettent un courant d'air frais. Vous les orientez comme il vous plaît. Les impatiences des petits sont calmées par des cahiers de coloriage.

_" Sur votre gauche, vous pouvez apercevoir les glaces du Labrador."

On incline le buste un peu, détachant pour cela, au besoin la ceinture. On regarde par la vitre du hublot. Elle est là, la banquise, immense et toute petite à la fois, rayée, bouleversée par endroits, étincelante ... On a des souvenirs de Jules Verne, on a entendu parler des esquimaux et d'Amundsen, du Commandant Charcot peut-être, plus sûrement de Paul Émile Victor. C'est fascinant, la banquise !

C'est merveilleux, un voyage en avion. Allant vers Brazzaville, j'ai vu les dunes du Sahara, courant les unes après les autres, toutes semblables les unes aux autres et pourtant si différentes ... Le visage de Charles de Foucault, barbiche au menton, coeur sacré sur la soutane blanche ... Les méharées de Bournazel, le miel, la myrrhe et l'encens, la caravane des Rois Mages, l'or de la Reine de Saba marchant à la rencontre de Salomon ... Le Sahara, c'est une merveille ! ... Mais on l'a trop vu à la télévision, à l'occasion des rallyes automobiles se dirigeant vers Dakar.

Entre Sydney et Perth, j'ai survolé le désert d'Australie: Le Sahara est jaunâtre, le désert d'Australie est rouge, réellement rouge, et parfois rouge sang. Il semble sans bornes, océan cramoisi entre deux océans monotones à force de bleus.

Était-ce aux alentours de Java ? ... Un volcan surgissait de la mer, un cône parfait, et dont le sommet fumait. Inhabitable ... Et d'abord, comment pourrait-on en escalader les pentes ? Superbe !

_" Sur la droite de l'appareil, vous pouvez apercevoir les premiers contreforts de la chaîne de l'Himalaya. À gauche, sous l'appareil, les bouches du Gange ..."

La chaîne de l'Himalaya ! Sommets étincelants dans la lumière ... Le sherpa Tensing et Sir Edmund Hilary, le "Premier 8000" ... Les yacks et le Yéti ... Le " Toit du Monde " ! ... Sous le ventre du Boeing, le delta du Gange s'étale comme une feuille dont le limbe aurait disparu : Il ne resterait que les nervures. Dans le tiroir de mon bureau, très loin en Europe, je garde une feuille de banian. Elle m'a été donnée, il y a très longtemps, fixée sur une carte comme on en offre pour présenter ses voeux. On n'en a conservé que le réseau de nervures. Le delta du Gange est un bijou, un médaillon de filigranes finement ciselés.

Les falaises de Victoria des Seychelles, de granit micacé cranté, les atolls des Tuamotu, semblables à des anneaux d'oreilles, les archipels sous le vent, vertes pelouses prises dans des lacis de courants d'opale, dans des corbeilles de corail versicolores. Le ruban boueux du Mékong. Les sommets, les plateaux et les vallées de la Cordillère des Andes, entre l'Argentine et le Chili, vastes étendues de neiges immaculées ... À l'approche de Puerto Montt, les couches de nuages éblouissants et , émergeant des nuages qu'ils percent, les sommets des volcans, le volcan Osorno et ses frères, fumerolles ... Ah! L'arrivée, de nuit, au-dessus de la ville de New-York : Les avenues éclairées, comme des quais et des jetées dans un océan de ténèbres, les guirlandes d'un paquebot qui va, s'éloignant, les fleuves de rubis et de diamants allumés par les phares des véhicules sur les routes ! ... Arrivée nocturne à Dubaï : Étendues noire des déserts, hautes flammes des torchères, sur les derricks des exploitations pétrolières ... Le tapis d'Ispahan !

_"  Nous approchons de notre destination. L'appareil va bientôt commencer à entamer sa descente. Le Commandant Dulac et sont équipage espèrent que vous avez fait un agréable voyage. Ils vous prient d'éteindre votre cigarette, de relever le dossier de votre fauteuil et d'attacher votre ceinture. Ils espèrent vous revoir bientôt sur les lignes desservies par notre compagnie ..."


Je chantais, sur le chemin d’Ostabat …

... Sur les sentiers il y a de la place et l'espace n'est pas encore à conquérir. On n'y rencontre pour limites que celles de ses propres forces, celles des distances à parcourir, celles des pentes à gravir ... Encore faut-il ne pas se faire trop d'illusions : A l'arrivée au gîte, à la fin de l'étape, il se pourrait que vous ne trouviez pas de place pour dormir ... En général cela s'arrange paraît-il.



Vous prenez votre retraite, ou bien, cette "retraite," on vous l'a imposée ... Ou encore l'avez vous reçue comme un cadeau, comme le moyen de "vivre enfin" ... Avez-vous bien réfléchi à ce qui vous attend peut-être, dans votre quotidien le plus intime ? _ Cette femme que vous avez épousée par amour, que vous avez entourée de toute votre tendresse et qui vous l'a bien rendue ... La connaissez-vous bien ? ... Vous l'embrassiez au matin, sur le front ou bien sur la joue, avant de sauter dans votre voiture pour aller au bureau ... Le samedi vous plantiez quelques clous, tourniez quelques vis, colliez quelque papier-peint ... Ou bien vous manipuliez le sécateur et le râteau ... Elle était là, préparait la tarte ou le rôti ... Le dimanche, vous l'emmeniez à la campagne ou bien au cinéma ... Les enfants ont quitté le nid : On ne les voit pas très souvent ...








_ Caricatures d'un autre temps ? _ Voir ! ... Et puis, votre épouse serait-elle une femme "active", votre couple un ménage "moderne" ... Ce serait pis encore : Vos activités et celles de votre femme ont été si intenses, si souvent personnelles, que les pensées de chacun sont devenues étrangères à l'autre et que tout à coup chacun découvre que son conjoint n'est pas ce qu'il croyait :



_ " Tu aurais bien le temps, maintenant que tu es en retraite, de passer l'aspirateur ou de nettoyer les vitres ... "

_ "Oui, certes, j'en aurais bien le temps ..."


_" Et puis ne pose pas toujours ta brosse à dents n'importe où ... Accroche ton imperméable dans la salle de bains pour qu'il s'égoutte ... Essuie tes pieds sur le paillasson avant d'entrer ..."



Vous l'aimez tout autant. Vous saviez que ce serait ainsi ... Ce que vous ne saviez pas, c'est que vous, vous ne pourriez pas, d'un seul coup, comme cela, changer vos habitudes et votre façon d'être ... Faire un effort ? _ Bien entendu, vous voulez bien faire un effort ...



Alors on prend Le Chemin ... On le prend même à deux parfois ... Souvent ? ... On marche à deux sur les sentiers, on s'arrête aux mêmes gîtes ... On marche rarement du même pas et l'un marche devant l'autre, par nécessité, par habitude, par convention ... Tout simplement, on marche à quelques centaines de mètres l'un derrière l'autre parce qu'on n'a pas en tête, au même moment, les mêmes chansons, les mêmes images, les mêmes pensées, les mêmes prières ...








Je chantais, sur le chemin d'Ostabat, ou bien sur l'ancienne voie ferrée qui conduit de Saint-Palais à Arbouet ... Je chantais un refrain parfaitement stupide qui revenait en moi du fond de mon enfance ... L'aurais-tu écouté sans te moquer ? ... Et toi, si tu avais eu envie de réciter les psaumes ou les litanies, en aurais-je fait miens les rythmes et les intonations ? ... Souvent, c'est à l'étape que l'on se rejoint, au moment où l'on pose le sac et où l'on s'étire ... Mais l'on ne s'est pas perdu de vue ... On savait que l'autre était là ... On savait que l'on se retrouverait ... N'est-ce pas ainsi que l'on s'achemine ?



Mais que dire de celui qui marche seul ? ... Sans doute avait-il quelque chose à retrouver, ou encore quelque chose à fuir ... Il marche, celui qui veut, tout simplement, redonner à son corps l'importance qu'il avait perdue au fil des jours, de chaise en fauteuil, de banquette en banc, strapontin, tabouret ... Il marche, celui qui veut sentir ses poumons se gonfler, s'emplir d'air vif, d'odeurs d'herbes, de fleurs, de ruisseaux, de troupeaux ... Il marche, celui qui veut entendre siffler le gypaëte barbu, celui qui veut entendre tomber la noisette, celui qui veut entendre sonner les clarines, aboyer les chiens, résonner le bronze du haut des clochers, chantonner la Joyeuse entre ses deux rives ... Ah ! La Joyeuse ! ... Est-il un plus beau nom pour une rivière ? ... Mais la Bidouze m'enchante aussi ... La Bidouze au gué de Kinkil ! ... Je suis tout prêt à m'émerveiller encore de l'autre côté des Pyrénées ... Et pas seulement aux noms de Roncevaux ou de Pampelune ... "Pampelune, à sept kilomètres derrière la lune !" ... Le dos est douloureux peut-être, les pieds font mal, les muscles sont raides aux mollets ou dans les cuisses ... Le corps fonctionne et, ma foi, il fonctionne bien ... Raideurs, certes, douleurs ... Mais mon corps fonctionne : C'est la meilleure nouvelle depuis longtemps ... Je n'entends plus parler des catastrophes que diffusent quelque part, sans arrêt bien entendu, les postes de télévision, les postes de radio, les téléphones sans fil ou avec fil ... Je n'ai pas rencontré de téléphones portables sur Le Chemin ... Pas encore.

_" Prends-en un, me dit-on souvent ... C'est une sécurité ... Imagine ... Marchant seul quelque part ... Tu te fais une entorse, tu fais une chute, tu tombes malade ..."







-Je résiste encore ... Avec un téléphone portable, aurai-je toujours l'indépendance nécessaire pour chanter à pleine voix "Les Filles de La Rochelle" lorsque j'en ai envie, ou bien pour réciter "La Ballade des Pendus" ? ... J'ai récité la "Ballade des Pendus" sur la route d'Orsanco ... Je veux pouvoir me la réciter encore sur les sentiers de Galice ...



Que signifie " se ressourcer" ? _ J'ai lu beaucoup de livres traitant de pèlerinages et parlant du Chemin de Compostelle ... J'ai même lu celui de Paulo Coelho ... Il a eu le succès que l'on sait. Je ne l'ai pas beaucoup aimé : Que vient faire ici cette histoire ésotérique de secte et d'épée ? Je ne prends pas Le Chemin pour me faire Chevalier de l'Ordre du Sépulcre ou de celui des Templiers ! ... Mais si ce livre vous a plu ... Quel droit aurais-je à le critiquer ? _ Est-ce que je n'écris pas "Le Chemin", avec des majuscules, moi-aussi ? ... N'est-ce pas, ainsi, reconnaître le mythe ? _ C'est "Le Chemin Majuscule" pour nous-autres, occidentaux : Celui qui s'est ouvert aux alentours de l'an mil, celui dont les abords sont semés, depuis mille ans, de chapelles, d'oratoires, d'églises, de sanctuaires, de gîtes, d'hôpitaux pour les pèlerins, de hameaux tout entiers habités par les "donats", ces hôtes consacrés au soin des passants ...



L'oratoire de Soiartz, en haut de sa colline, est propice à la contemplation. Le chemin qui, de là, conduit jusqu'à la chapelle Saint-Nicolas d'Haranbeltz , caché sous un feuillu de chênes rouges, ramène à la méditation. Chaque pierre de la draille, chaque borne, chaque ornière, chaque gué et chaque pont font revenir en mémoire la foule des pèlerins cheminant depuis un millénaire ... C'est cela aussi, que vous êtes sans aucun doute venu chercher, pèlerin : La file continue des hommes et des femmes allant par monts et par vaux ... On cheminait beaucoup autrefois: Avez-vous oublié les brassiers qui allaient, la faucille à la main, la fourche sur l'épaule, les bergers meneurs de troupeaux, les colporteurs trimballant leurs éventaires, les pénitents, les fantassins, les prophètes ?







Toute l'Europe a marché. Les chemins de Compostelle partent, à vrai dire, d'Amsterdam, aux Pays-Bas, d'Arhus, au Danemark, de Gdansk, en Pologne, de Budapest, en Hongrie, de Zagreb, en Croatie, de Naples, en Italie, de Lisbonne, au Portugal, de Glasgow, de Londres et de Dublin, passant par le Mont-St. Michel, par les ports de la Gironde, par ceux de Galice. C'est au sein de cette cohorte de marcheurs, de pèlerins de toutes nationalités, de tous âges, de toutes statures et conditions que vous allez prendre place, mettant vos pas dans les leurs ... Vous allez les retrouver partout, leurs pas, marqués aux parvis des églises, imprimés aux pentes et aux cols, au long des rivières et le long des champs ... C'est pour cela aussi que vous allez prendre Le Chemin ...



... Vous le prendrez, c'est tout à fait certain ... Pour retrouver vos racines, pour vous ressourcer, pour retrouver votre famille de tous temps et de tous lieux. Vous chercherez aux façades la coquille, la statue au carrefour, la borne au coin du bois, la marque de peinture laissée là par ceux qui sont passés devant ... Elle vous évitera l'égarement. C'est cela aussi, le cheminement : La recherche de la marque, marque de l'autre, marque dans le temps, marque dans l'espace, marque de l'homme, marque de Dieu.



... Car il en est encore qui marchent pour Dieu ... Est-il un marcheur qui va pour autre chose que pour Dieu, au bout du compte? ... Se "ressourcer", qu'est-ce que cela veut dire ? ... Ce serait , me dit-on, "retrouver ses racines", retourner à "l'essentiel", dépasser les contingences, dépasser les modes, dépasser l'image, les mirages , outrepasser l'instant ... Quelles racines autres que celles qui plongent dans la terre des sentiers et des champs, dans les cailloux des vignobles, les fissures de la roche ? ... Quelles racines autres que celles qui plongent dans les âges ? ... Quelles racines, autres que celles qui se diversifient dans les familles et dans les peuples, dans les nations et dans l'espèce ? ... Quelles racines, autres que celles qui, à rebours, conduisent aux origines, expliquent ce qui paraît absurde, font chanter les désespérés ?








Il n'y a pas ceux qui marchent par esprit sportif, ceux qui le font pour chercher une paix fugitive, d'autres, qui marchent pour s'enfuir, ni encore ceux, qui seraient les seuls vrais pèlerins, les seuls purs : Ceux qui marchent pour trouver Dieu au long des vallées, dans le haut des collines, tout au fond d'eux-mêmes ... Je suis intimement et fermement persuadé que nous marchons tous pour tout cela, tout à la fois ... Et si nous disions, tout simplement, que le pèlerin marche... pour "être" ... Tout simplement pour être. D'autres trouvent sans doute ailleurs le moyen d'exister ... Constatons que dans ces années de fin de millénaire, il y a de plus en plus de pèlerins sur les sentiers ... Cessons de nous demander pourquoi ils marchent ... Ce n'est que très rarement sans doute parce qu'ils croient vraiment que le sarcophage de pierre de Jacques-le-Majeur, flottant sur les océans, poussé par les vents, porta jusqu'en Galice le corps décapité de l'apôtre ...



_ Et si c'était vrai malgré tout, cette histoire d'apôtre du Christ venu là, jusqu'aux confins de ce qui était alors le monde connu ? A qui ôterez-vous le droit de rêver et de croire ?




La grand’vergue est en ivoire
Les poulies en diamants
La misaine est en dentelle
La grand’voile en satin blanc …

Je pensais en effet que, si nous venions à chavirer, ceux qui savaient nager parviendraient peut-être à redresser l'embarcation et à poursuivre le voyage ... J'avais vu faire des pêcheurs de mon pays, dans des cas semblables : Ils guettent une grosse vague ... Au moment où elle déferle, elle imprime une secousse au bateau, ce qui chasse une partie de l'eau qu'il contient...
Ils se précipitent de l'autre bord, opèrent un mouvement de bascule qui permet de vider le reste ...

_" Cette nuit fut encore plus angoissante que la précédente. Seul Dominique, le Maître d'équipage, avait le précieux talent nécessaire pour barrer en attaquant les lames au bon endroit. Mais, vers minuit, il vint une vague si rapide, si inattendue, qu'elle le fit choir au fond de la chaloupe et qu'elle nous inonda ... Ce ne fut qu'un même cri, terrifié ... Avec beaucoup de mal, dominant de la voix le tumulte , je réussis à faire reprendre la barre par le Maître d'équipage et à faire écoper l'eau par les autres. La situation empirait d'instant en instant : Les jointures du bateau avaient été ouvertes en plusieurs endroits sous les coups de boutoir de la mer. Nous avions en permanence six pouces d'eau au-dessus du plancher, quoi que nous fassions pour écoper ... La panique fut portée à son comble : L'éventualité d'un sacrifice humain fut à nouveau mise sur le tapis ... Cette horrible proposition fut repoussée. À l'aube, chacun rendit grâce à l'Eternel.

_"  Vers midi, une nouvelle observation nous situa par 2°59 de latitude sud. La même ration que la veille fut distribuée. Au milieu du jour, le temps s'était mis au beau, mais, malheureusement, les vents s'étaient mis à nous pousser vers le Sud ... Avec des vents pareils ...
( Et il était à craindre qu'ils ne perdurent) ... Nous n'avions plus aucune chance d'atteindre les Seychelles. Tout le monde se repentit alors de ne pas avoir suivi mes conseils lorsque j'avais proposé de mettre le cap sur les Maldives ... La côte d'Afrique, elle, se trouvait à une telle distance que l'idée de l'atteindre ne nous vint même pas à l'esprit ... Je fis maintenir le cap à l'Ouest.

_" À huit heures du soir, il tomba un grain.
 Nous abattîmes les voiles, les détachâmes de leurs vergues, puis nous les étendîmes sur le pont pour recevoir la pluie ... Ce que nous avions recueilli représentait à peu près la valeur de quatre bouteilles. Nous versâmes précautionneusement cette eau dans le pot.

_" Quant à nous, Monsieur ... C'était vraiment une grande pitié que de nous voir aspirer de tous nos pores cette humidité, ouvrir la bouche pour y recevoir quelques gouttes, et lécher nos vêtements avec avidité ...
Ah ! Notre sort était bien affreux et notre soif était bien grande !

_" Le cinq août, à cinq heures du matin, le vent cessa de souffler, aussitôt, nous couchâmes les mâts que nous avions remis en place la veille au soir. Nous nous mîmes aux avirons, mettant le cap au sud pour monter en latitude. Je fus parmi les premiers à prendre les avirons, avec le Second et quelques passagers. Ensuite, à tour de rôle, chacun se mit à ramer de bonne grâce. Un passager, un seul, refusa de ramer, prétendant ne pas savoir s'y prendre parce qu'il ne l'avait jamais fait ... Je lui demandai de se placer auprès d'un rameur et, au moins, d'essayer de l'aider ... Il refusa de nouveau ... Je lui dis résolument que, puisqu'il ne voulait pas nous aider, il nous était impossible de garder parmi nous une personne aussi inutile qu'embarrassante ... Je le menaçai de le faire jeter à l'eau ... À l'instant, il saisit un aviron, et s'en débrouilla aussi bien que les autres !

_" Notre observation de midi nous donnait une augmentation de quatre milles en latitude. Monsieur Lesage procéda à la distribution d'eau ... Chacun en reçut un boujaron. On tua deux moutons, dont le sang fut recueilli dans un pot que vidèrent avec avidité plusieurs personnes. La chair fut partagée de façon équitable. On la mangea crue.


-" Malgré ces périls et malgré ces angoisses, l'amour parvenait encore à trouver sa place. Mademoiselle Palmas était très attachée à Monsieur Moreau, notre Second ... Nul ne l'ignorait. Bien qu'elle fût elle-même très affaiblie par la faim, je la vis obliger celui-ci à accepter la moitié de sa ration d'eau et la moitié du pain qu'elle avait reçu.


_"  Monsieur Moreau repoussa cette offre, mais je crus cependant devoir intervenir dans ces délicats débats en déclarant que quiconque recevait une ration était tenu de la consommer ou de la restituer à Monsieur Lesage afin d'augmenter la part commune.

_" Nous recevions parfois du ciel quelques secours inespérés ... Des poissons volants, poursuivis par des bancs de bonites ou des dorades fendant l'air et, heurtant nos voiles, retombaient dans le bateau ... Ils devenaient, de droit, la propriété de celui qui s'en saisissait le premier. Ce soir-là, c'est moi qui fus favorisé : Un fou s'était imprudemment posé sur l'espar qui nous servait de gouvernail _ Je réussis à l'attraper _ J'en bus le sang et je partageai la chair avec le Maître d'équipage.

_" Le six, le temps était beau et nous avions gagné 38 minutes en latitude depuis la veille. Monsieur Lesage nous distribue notre ration d'eau et notre part du troisième mouton, que nous avions tué et qui fut mangé cru comme les deux premiers.
Le manque de sommeil nous faisait cruellement souffrir. Après beaucoup d'essais et avec beaucoup d'efforts, nous avons fini par trouver une solution ... Tout le creux du bateau était occupé par les marins et les passagers, le tillac l'était par les femmes et les enfants ... Sur les trois bancs de l'arrière nous étions installés : trois des passagers, le Second, le maître d'équipage qui tenait la barre et moi-même. Les jambes repliées, le dos sans appui, nous étions obligés, pour soulager l'inconfort de notre posture, d'appuyer notre tête tantôt sur les genoux du voisin, pendant qu'il posait la sienne sur notre dos, tantôt de nous étreindre à bras-le-corps comme lorsqu'on s'embrasse et de placer notre tête sur l'épaule l'un de l'autre. Pitoyable repos, continuellement troublé, interrompu sans cesse, à chaque secousse infligée par les vagues à notre bateau ! Aussi nous faisions d'affreux cauchemars ... Tant d'affreux cauchemars que l'insomnie nous paraissait encore préférable au sommeil !
_" Le sept le temps était toujours beau. Les vents étaient toujours favorables. En frottant deux morceaux de bois l'un contre l'autre, nous réussîmes à faire du feu ... C'était un événement considérable ! Nous apportâmes tous nos soins à la conservation du feu.


_" Il fut placé dans la seule marmite que nous possédions. Nous l'alimentions avec le bois que nous arrachions aux caissons de la chaloupe. Nos deux petits cochons furent immédiatement saignés et débités en tranches. On les fit cuire en les appliquant sur les parois extérieures de la marmite.

_"La joie revint parmi l'équipage. Elle releva quelque peu leur moral, que tant de calamités avaient abattu. Je vis un marin tirer sa pipe, qu'il avait conservée précieusement, et la fumer avec un plaisir que seul un fumeur peut comprendre ... Nous n'étions pourtant pas au bout de nos aventures ...

_" Le Second fit une plaisanterie à destination de l'un des passagers au sujet de ses appréhensions, puis de grands éclats de rire se firent entendre : Quelques matelots, après avoir fait accroire au cuisinier qu'on allait être obligé de manger de la chair humaine, essayaient de le persuader qu'il serait sacrifié le premier à cause de sa fonction :

_" Un cuisinier, disaient-ils, est à l'avance moitié cuit !"

_" La tête lamentable du pauvre diable et son burlesque effroi avaient déclenché cette surprenante gaîté.



_"Le huit au matin ... Triste devoir... Il nous fallut jeter à la mer le corps d'une jeune négresse, morte d'inanition. Son corps avait à peine touché l'eau que nous eûmes la douleur de le voir dévorer par un requin énorme qui nous suivait depuis quelques jours déjà ... Peu de temps après, nous fûmes pris dans les grains. Nous espérions recueillir de l'eau en assez grande quantité pour ne plus avoir à souffrir de la soif ... Hélas ! _ Malgré tous nos efforts, nous ne réussîmes à en recueillir que trois ou quatre bouteilles !





_" Dans la journée, le vent passa à l'est. Il devint très violent. Je faisais gouverner au sud-ouest, un quart ouest. Nous nous trouvions par 4°1 de latitude. Cette route nous menait aux Seychelles.

_" La mer était forte, nous embarquions beaucoup d'eau par-dessus les plats-bords. J'estimai que cela ne devait pas nous empêcher de porter nos deux voiles hautes. Nous ressentions en effet le besoin de faire cesser nos souffrances, que chaque heure rendaient de plus en plus insupportables ... Nous préférions à la prolongation de cette souffrance le risque d'une mort subite.

_"Il nous avait été facile de mesurer la latitude, que la hauteur du soleil nous donnait. Il n'en était pas de même pour la longitude ... Nous pensions, et cet espoir était assez général, que nous allions bientôt arriver ... Quelques passagers impatients se hasardaient même à déclarer que nous pourrions bien avoir dépassé notre objectif, ce qui aurait effectivement pu se produire si nous n'avions été sur la bonne latitude ... Je tentai de les ramener à la raison, mais l'un d'eux, Monsieur Le Moulec, s'entêtait dans son erreur et contribuait ainsi à abattre le moral des autres. J'eus quelques paroles dures et, ... folie dont nous avons ri plus tard ... nous ne trouvâmes pas mieux à faire que de nous provoquer en duel: Nous croiserions le fer dès notre arrivée à terre !

_" Vers la fin de la journée, il fut beaucoup question du brick le "Courrier", lequel devait être parti des Seychelles peu après nous. Certains rêvaient d'une rencontre avec lui. En pleine nuit, nous fûmes soudain réveillés par des cris :

_" Navire ! Navire ! "

Notre joie fut aussi vive que vite dissipée.








Chanson






Il vente …

Il vente …

C’est le vent de la mer

Qui nous tourmente …










Encore une île à la dérive …


À la sonde
Plus de fond
Une île encore
S'en est allée
Jamais
Au grand jamais
Je ne saurai son nom

Nous rangeâmes un matin
Un beau matin de juin
Nous rangeâmes une île
À notre vent

Or nous courions
Depuis si longtemps
Ô ! Si longtemps
Tant d'océans
Et tant de brumes
Et tant de vents !

Bâbord amures
Et bord sur bord
Petite voilure
Ô ! Si longtemps !
Tant de fièvres
Et tant de faims !

À notre vent
Des bois
Des champs
Des boeufs passant
Ô ! Si longtemps !
Oui, si longtemps !

À la sonde
Plus de fond
Encore une île
À la dérive
S'en est allée
Jamais
Au grand jamais
Je ne saurai son nom


Tu marches sur les os du temps …




La ville tragique a disparu dès le premier tournant. Le mas qui gère la manade se nomme le mas des bernacles. Passent canards en vol. Fleurissent les aigrettes blanches. Le héron est aussi immobile qu’un bois mort. Va ! Passe les ponts ! La voie solitaire rectiligne est sûre : Un fossé à droite, un fossé à gauche, des barrières et des clôtures. On a fauché les roseaux. Il pleut, ou plutôt il bruine, et cela suffit sans doute pour laver les avant-hier sur ton visage et sur tes mains. Tu pars vers des aubes plus anciennes, sans doute pour de nouveaux lendemains. Va ! D’autres sont passés avant toi, beaucoup d’autres, et d’autres encore passeront, sac au dos, le cœur ouvert. Tu n’es pas d’ici, va donc voir ailleurs !












Où donc, si ce n’est là-bas où se dresse je ne sais quoi de blanc, château d’eau peut-être, ou bien silo ? … Un clocher encore ? Dans cette contrée fluviale, bateliers et rouleurs ont bâti des sanctuaires de pierre. Allons, va, longe les canaux de béton, traverse ponts et passerelles. Ce n’est point là ton domaine : Ici se sont établis les marchands de fruits, marchands de céréales, marchands de vin. Tu n’es pas établi : Va plus outre dès demain, dans le petit matin ! … C’est toujours au petit matin que s’ouvrent les fleurs.











Tu chemines sur les os du temps, anguleux et durs. La borne milliaire n’est pas une limite, elle compte les pas… Il faut la dépasser, elle est là pour ça. Les chars romains ont creusé de profondes ornières sur les dalles, autre mesure du temps ! Il faut remonter encore plus avant, fouler les thyms en fleurs, les romarins, passer entre les près où piaffent les chevaux gris, longer les ruchers actifs, les vergers empanachés … Essaie de ne pas trop approcher la blessure de l’autoroute, évite les contrées envahies par les zones industrielles et commerciales et, si tu dois cependant t’y aventurer, fais-le en chantant. Cela fait partie du jeu, cela et le goudron… On finit par s’en extraire, va !














Mais la ville est là, monstrueuse, sillonnée en tous sens par des véhicules clos de toutes formes, de toutes tailles, bruyantes et sourdes. Vois ce qu’il y a à voir, peu de choses au reste, mais certaines admirables. Le plus vite possible, sors de là.















Je sais qu’un enfant assoiffé est passé par là. Il a échappé aux pendaisons et aux fusillades. Ses poches sont pleines de cailloux et ses poings sont fermés. Sale gosse ! Il a usé ses semelles sur les ossements qui jonchent tous les chemins du monde, crachant vers le ciel des blasphèmes et des injures : Autant de cris d’amour ! Il va droit devant, marchant vers des palais de cristal que l’instant détruit l’un après l’autre, dès le franchissement des portes : Tordeur de chaînes, porteur de torche, allumeur d’images … As-tu vu le lac bleu dans la vallée ?

















Au long de l’étroit sentier, il t’a bien fallu pousser devant toi les moutons égarés, jusqu’à ce qu’ils trouvent dans la clôture le trou qui leur a permis de rejoindre le troupeau. Va ! La gourde est vide, mais tu finiras bien par trouver de l’eau !















Il y a plus de mille ans, le Diable a construit le pont… L’eau … L’eau et le temps ont creusé les falaises, gorges, gouffres, précipices. Combien de millions d’années a-t-il fallu pour que le fleuve en rut, saison après saison, s’enfonce dans ces cavernes et dans ces grottes ?  Ô cascades claires, ruissellements, bouillonnements, brillances, éclairs, calmes et brusques mouvements ! Dans la fente du roc, l’homme a bâti le sanctuaire … Faut-il y croire ? … Ô, touristes, promeneurs traînant les pieds, montant la ruelle en mangeant des hamburgers ! Sous la voûte très ancienne, des vierges chantent des vêpres solennelles.











Les chemins en lacets montent aux falaises. Les caillasses roulent sous les pas ? Ah ! Le lézard vert serti sur la dalle de craie ! Immobile, les yeux d’or, paupières battantes, ocelles bleus sertis de noir … Mon frère le lézard aux flancs haletants … C’est rêver ! Il faut pourtant que tu montes. Ivresse da ns le ciel où moutonnent les collines vertes pressées. Le lac te regarde encore ; Il faut aller plus haut, plus loin, remonter l’espace et le temps. Ici, il reste des tertres de pierres empilées. Il faut aller ailleurs.
Pointe sonore du bâton…













Pur. Ah ! Pur ! Où, dans la roche ; où, dans le ciel ; où, le pur diamant ? Sur le tranchant des pierres, que l’on nous conduise aux déserts du sel, aux portes des monts de cristal !

Asphodèles, épines, le goût du fer et de l’anthracite à la fois … Pur et seul, et chantonnant tout bas des chansons très simples, des chansons d’innocents. Ah ! Très pur ! Lame claire !









Ce sera ensuite pays plus humain et plus civilisé, plus tendre. Il se révèlera sous la pluie. Après l’essor des flèches et des ogives, c’est retour vers le sol par l’arcade romane, vers le cœur de l’homme, retour sur soi. Marche dans tes pensées … Les terres sont peignées, apprêtées, les forêts ne sont plus les mêmes. Contrastes des couleurs… Ors des colzas … Vert frais des semis de maïs ou de blé, glauque des forêts de mélèzes puis ceux, plus légers, des bois de hêtres ou de chênes … Bruns et rouges des labours minutieux … Pour l’instant, la terre est à sa première toilette ? Ô, formes de l’esprit, semblables à ces jardins japonais, où à ces cloîtres d’antan, toujours peignés, toujours ratissés de neuf ! …
Caque chose à sa place et la place pour l’esprit ! Méditation, promesses de fenaisons très belles, de lourdes moissons, d’abondantes vendanges …




Puis c’est encore une très vieille cité, que domine sa cathédrale, vaste vaisseau dont la proue laboure depuis cinq siècles les mêmes vagues de pierre au flanc de la colline. Cité chargée d’histoire et de houles, garderas-tu la piété ? … En ce dimanche de printemps, un archevêque consacre un prêtre nouveau. Rare cérémonial, par les temps qui vont ! Pourpres, ors, blancs immaculés, onctions et chants … Le nouveau vicaire nous enseignera-t-il la jolie fleur de l’ancolie, celle du « dicentra spectabilis », dite « cœur de Marie ? Saura-t-il, par la création, nous conduire au Créateur ? Ô, Seigneur, donnez-nous des poètes et des prêtres, donnez-nous des poètes qui soient des prêtres, donnez-nous des médiateurs, des intercesseurs, des introducteurs ! … Ô, que le prêtre nous apprenne à voir ! … Mais, pour nos enfants, y aura-t-il encore des prêtres, y aura-t-il encore des poètes ?










Dans les travées de la cathédrale, exceptionnellement remplies, se presse une foule de vieillards. Les officiants sont plus vieux encore, quoique nombreux. Nos enfants connaîtront-ils encore les noms des Saints, les noms des fleurs, ou bien inventeront-ils d’autres voies, d’autres chemins ? … Il est temps encore, mais que l’anabase, vite, s’accomplisse ! Que l’on assure la fondation de villes neuves et pures !













De la vieille cité, il te faudra sortir encore. Tu reprendras le chemin que les pluies ont noyé. Tu peineras, tu glisseras, tu chuteras. Un matin, pourtant, le voile se déchirera, le nuage s’ouvrira. Alors, au détour d’un champ, à la sortie d’une forêt, à la crête d’une colline, au sortir d’une pensée surprise, la beauté de toute une chaîne de montagnes encore couronnées de neige se manifestera, remplie de lumière. Elle s’impose à l’évidence. On ne la discute pas ? Ombres et clartés … On admire !

Peut-être bien que tu auras alors trouvé ce que tu cherchais dans ce long voyage ?













Marcheras-tu jusqu’au champ des étoiles ? Qu’y trouverais-tu, autre qu’une très vieille légende ?


-  «  Eh ! Qu’importe ! … Croire ou douter, c’est exactement la même chose, après tout, n’est-ce pas ? … Seule l’indifférence est impie.










CHANSON





La meilleure façon de marcher,

Qui doit être la nôtre

C’est de mettre un pied devant l’autre

Et de recommencer …










On se met en quête de nouveaux paradis …




Ayant perdu, (et l’on commence à penser que c’est pour longtemps) ... Ayant perdu la manne que représentaient les “retombées” du Centre National d’Expérimentation Atomique, ce pays ne sait quoi imaginer pour étancher sa soif de devises.

C’est que l’on ne se résout pas aisément à redescendre la gamme, quand on a pris l’habitude des grosses voitures !

On se met en quête de nouveaux Paradis, qui ne seraient plus seulement de fleurs, de fruits, de fougères et d’oiseaux.

En ce moment les édiles semblent rêver aux épopées anciennes des Caraïbes ou de certaines cités d’Amérique du Sud. On souhaiterait qu’ils n’oublient pas que les pluies de dollars de La Havane se sont résolues en pluies d’orages et en longs purgatoires. Il en fut de même aux pays de l’argent et de l’étain.

Il est des signes qui inquiètent, annonciateurs de ces sociétés à deux vitesses qui ne survivent que grâce à la trique et aux “Tontons Macoutes”.


À Tahiti, on ne fouille pas encore dans les poubelles. Elles débordent sur les trottoirs pourtant ... (Il paraît que ces “débordements sont dûs à des jeux de “haute finance !” )
Il n’y aurait là qu’anecdote, si ce n’était affaire de durée. mais d’autres signes sont plus inquiétants. On ne les discerne pas tous encore, mais on peut en énumérer quelques-uns.

En ce moment, nous apprend le journal , «  Un navire fend les flots, quelque part, ayant équipage de “bandits manchots” à destination de Tahiti. »

-“ Vous savez bien, les machines à sous !”

On discute aussi d’une exonération des droits de douane pour l’importation de chevaux de course : Des trotteurs qui devraient “renforcer l’attrait des Réunions Sportives”. Les guichets de l’hippodrome sont informatisés. On implantera le P.M.U. ( Vous pourrez, de Tahiti, jouer aux courses à Longchamps ! )

Rappelons que, déjà, tout Tahiti gratte, gratte ... Jusqu’à l’écorchure ! Et l’on invente encore de nouveaux jeux de “ cartes à gratter” ... Le dernier a pour nom le Joker. Le Loto se porte bien, merci !

Moorea construit un delphinarium, malgré les cris ( assez faibles ...) des bien-pensants.

-” Tahiti Millionnaire !”

Et la bière ? _ Ça coule, ça coule !

Le « H » ? - ça pousse ! ( Ici on l’appelle pakalolo).

Les tripots ? - Ça tripote.

Et le “Roi” ? Il va, il va ... Il est allé accueillir trois yachts de luxe qui sont arrivés hier.

Les petits Tetuanui attendent les “retombées économiques”. On parle d’une “ère nouvelle”.

Le grand luxe, vous dis-je ! Vous pouvez, si le coeur vous en dit, louer un de ces yachts pour un million la journée ... Un million pacifique, s’entend, soit cinquante cinq millions de francs français ... C’est-à- dire, pour une seule journée, environ quinze mois de salaire d’un Tetuanui ... Certains de ces bateaux battent pavillon britannique. Mais cela ne veut pas dire grand’chose. Tout ce qu’on a dit, c’est qu’ils appartiennent ... à des particuliers.
-” Mais pourquoi le “Roi” est-il allé les accueillir? ... En quelque sorte, au nom du Peuple Tahitien ?”

-”Il fait des vœux pour qu’il y ait des miettes à ramasser ...”

-”Mauvaise langue !”

Y aurait-il, dans le monde, quelque chose qui effraie les propriétaires de bateaux de luxe... opérations “Mains Propres”, ou bien risques de guerres ou de révolutions ... quelques relents de cocaïne encore ?

À propos ... ( Mais pourquoi disions-nous à propos ?) Monsieur Wang, ce pauvre Monsieur Wang, vous avez entendu dire ? Sa villa sur les hauteurs de Los Angelès ... Elle aurait été très abîmée par le dernier tremblement de terre ... Sa piscine, même, aurait été fendue !













CHANSON





Vent frais

Vent du matin

Dans le vent, le sommet des grands pins

Joie du vent

Qui chante

Allons dans le grand vent …




Vous qui savez tant de choses …

Nos vaisseaux ayant descendu le cours des fleuves
Avançaient dans une plaine immense
Nos amours nous portaient
Que nous ne connaissions pas
Désirs de fruits et de sel
Soifs
Pour un million d'années
Nos certitudes immuables

Éclosions de lueurs
Aux indes étaient les îles
Des souffles tièdes nous poussaient
Carènes de navires invulnérables
Comprenez-vous bien cela
Vous qui déchiffrez les portulans ?
La toile de nos voiles était taillée dans nos rêves
Maîtres de l'immensité
Ô douceur !
Ivres d'images nouvelles
Toute foi toute confiance !

En vérité ce furent des millions d'étoiles
Des comètes en pluie
Des milliers de soleils et des milliers de lunes
Poissons étincelants
Myriades d'oiseaux jaillissant des flots
Tous plumages toutes couleurs
Dans nos sillages vibraient des cordes de cristal
Mozart chantait à l'étambot
Nous maintenions le cap
Avançant vers nos fiancées

Lignes bleues des araucarias au ras des flots
Éblouissements du corail
Palmes
Sables et floraisons de l'océan
Porcelaines diaphanes dans le creux des vagues
Irisation des verreries
Saveurs de nos vins !

De grandes fleurs très étranges flottaient entre deux eaux
Mauves et laiteuses
Mais au resserrement des détroits nous cherchions
Des effluves plus suaves encore
Les parfums d'autres épices
Souffles de cannelle
Haleine de la cardamome
Encens musc cire et benjoin
Girofle poivre tamarin

Au long des plages du santal et du piment
Des caravanes charriaient du sucre et du gingembre
Des coupons de damas et de brocarts
Des paniers pleins de perles ou bien d'écaille
Les matins allumaient des couleurs de verrières
Et les soirs déroulaient des tapis somptueux
Sur l'écran du ciel parfois s'épanouissaient des pavots


Ô nous en avons vu des crêtes chargées de neige
Des glaciers et des volcans
Des dunes jaunes et des terres rouges
Des anémones et des lys !
Auréoles d'amarante
Iris vallées de pivoines
Les pollens répandus en poudre d'or
Ont célébré nos passions
Nous rêvions de papillons
De coquilles et de nacre
Les océans roulaient des rubis
Des diamants et des saphirs
Émeraudes et pierres de lune
Nous quittions les îles l'une après l'autre
Leur laissant les prénoms de nos femmes de nos amours
Caroline Thérèse Lucie Dominique
Chacune un lotus posé sur la mer
De fastueux banquets nous ont été offerts
Chansons de harpes de violes et de flûtes
Musique de chalumeaux trompes et tambours

Nous allions toujours suivant la Croix du Sud
Alpha du Centaure
Ou le navire Argo

Qui nous eût appris que des tempêtes
Allaient déchirer notre voilure
Abattre nos vergues briser notre mâture ?

Allez donc savoir quand et comment
Nous entrâmes dans cette lagune qui se meurt !
Nous voici pourrissant
Vapeurs de fièvres qui rôdent fétides
Fades odeurs des moisissures
Chairs humides feuillages gras
Anthuriums inquiétants balisiers
Improbables orchidées
Dans les sargasses de la tourbe et de la vase
Sous de lourdes frondaisons
Étranges respirations
Nous n'apercevons que serpents
Salamandres sauriens
Animaux de toutes tailles
Bardés de cuir ou bien d'écailles
Aux figures surprenantes
Il serait bien hasardeux de les décrire ici !

Comprenez-vous cela
Vous qui savez tant de choses ?





CHANSON






J’ai trois vaisseaux
Dessus la mer jolie

J’ai trois vaisseaux
Dessus la mer jolie

Et ri et ran
Ran pataplan

Dessus la mer jolie …i …e







PRIÈRE


Adieu compagnons
Vous qui gisez là
Et retournez à la poussière
Adieu tabellions, souverains, rémouleurs
Hautes Dames et crémières
Tonneliers
Gueuses et tripières
Charpentiers
Dentellières et bourgeoises
Brassiers
Soldats ou capitaines
Tailleurs de pierres
Truands tire-laine
Compagnons adieu

Par le vautour sur son orbite
Par la brebis à tête noire
Par le berger à la patte des trois chemins
Par le bœuf blond dans la vallée
Et la palombe effarouchée
Par la cicatrice au droit de la colline
La claire fumée d’un écobuage saisonnier
Par la rocaille
La pierraille
Par la truite du torrent
La violette et le genêt
Par les traces des pas sur les dalles de schiste
Et par les ombres sur le mur au couchant

Vignes noires griffues
Vieux sorciers de l’olivier
Flèches, clochers
Façades ornées de blasons depuis longtemps engloutis
Campagnes vides

Depuis plus de mille ans
Voici l’étranger passant
Arborant ses coquilles
Le chercheur de lumière
Le porteur de désir

Soyez-lui favorables, compagnons
Il n’a d’autre chanson
Que celle même
Que vous chantiez autrefois